Ian Stewart : Leçons de guerre
Société

Ian Stewart : Leçons de guerre

Gravement blessé au cours d’un reportage en Afrique, le journaliste canadien IAN STEWART se questionne sur les conditions dans lesquelles se pratique le journalisme de guerre aujourd’hui. Réflexions sur un métier de plus en plus dangereux.

Débarqué en Sierra Leone pour couvrir la guerre qui oppose le gouvernement aux forces rebelles, Ian Stewart en est revenu avec une balle dans la tête.

Correspondant de guerre depuis six ans, il occupait le poste de chef du bureau de l’Associated Press pour l’Afrique de l’Ouest quand, en janvier dernier, le véhicule dans lequel il prenait place a été la cible d’un tireur rebelle. Il s’en est miraculeusement tiré vivant. Son collègue, le journaliste indépendant Myles Tierney, n’a pas eu autant de chance: il est mort sur le coup.

De retour au pays, Ian Stewart fait présentement de la physiothérapie pour tenter de retrouver l’usage du côté gauche de son corps. Il désire maintenant témoigner de son expérience. Nous l’avons joint chez lui, à Toronto.

Avant d’être blessé en Sierra Leone, vous avez passé six ans à couvrir des conflits armés, notamment en Afghanistan et au Zaïre. Pourquoi avoir choisi de travailler dans ces zones dangereuses?
C’est un concours de circonstances: je n’ai pas vraiment choisi de me retrouver là. L’Associated Press, mon employeur, m’avait assigné au Pakistan, et comme j’étais dans la région, j’allais souvent faire des reportages en Afghanistan et au Cachemire. Il est vrai que ces zones sont dangereuses – j’ai vu des escarmouches de très près -, mais je ne me suis pas senti personnellement menacé. Pas assez, en tout cas, pour démissionner. Et puis je trouvais mon travail important: j’informais le monde entier des conflits qui avaient cours dans la région, conflits qui, en fait, sont des héritages de la Guerre froide. Les armes utilisées là-bas proviennent directement des États-Unis et de l’ex-U.R.S.S. Nous aimons bien, en tant qu’Occidentaux, nous faire croire que tout cela est derrière nous. Mais l’Histoire, elle, ne tourne pas la page en si peu de temps, et il fallait que quelqu’un soit là pour en témoigner.

En quoi le conflit en Sierra Leone est-il différent des autres conflits que vous avez vécus?
Je crois que c’est principalement à cause des combattants, les membres du Front Uni Révolutionnaire (RUF): ils ont atteint un niveau de cruauté que je n’ai jamais rencontré auparavant. Ils massacrent des civils, des gens sans défense qui n’ont rien à voir avec le conflit. Ironiquement, personne ne supporte les rebelles du RUF: ce sont des mercenaires qui se battent pour prendre le contrôle de l’industrie du diamant. Ils ne se battent pas pour une cause, une langue, ou une religion, mais pour de l’argent. Et comme ils sont en civil, on ne sait jamais qui est de quel côté. Cela donne une situation très instable, très perverse.

Au moment de la fusillade, vous vous trouviez dans une voiture escortée par un convoi gouvernemental armé. Les journalistes ne peuvent donc jamais tenir leur sécurité pour acquise dans cette zone?
La situation est surtout dangereuse pour les journalistes locaux. Ils sont personnellement visés parce qu’ils ont une influence directe sur l’opinion publique. Dans notre cas, je crois que nous étions à la mauvaise place au mauvais moment. Nous avions pris toutes les précautions nécessaires: nous voyagions avec le ministre de l’Information, qui nous affirmait que le conflit était presque terminé et que le gouvernement avait gagné. Ce jour-là, d’ailleurs, il nous emmenait sur le terrain pour que nous puissions constater la fin des hostilités. Manifestement, c’était faux… Le conflit dure encore aujourd’hui.
Une des choses que j’ai apprises, c’est que dans une guerre, la première victime est la vérité. Chacun des partis veut que vous adoptiez son point de vue. Il est quasi impossible d’obtenir une information objective.

En quoi ce terrible événement a-t-il modifié votre façon de concevoir le journalisme de guerre?
(Un temps) C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je crois toujours à l’importance cruciale d’envoyer des journalistes là où il y a des conflits armés. Je crois par contre que les entreprises de nouvelles devraient donner une formation paramilitaire de base aux journalistes de guerre.

Aujourd’hui, les journalistes qui veulent couvrir une guerre y sont envoyés directement, sans aucune formation particulière. Il serait important qu’ils suivent une formation qui leur permette de se sortir d’un éventuel mauvais pas, qui leur montrerait comment agir en cas de fusillade, etc.

Le travail de journaliste de guerre s’est beaucoup transformé au cours des dernières années. Avant, les journalistes bénéficiaient d’une sorte d’immunité diplomatique: on les laissait tranquilles. Mais dans les années 70 et 80, en Amérique centrale, les journalistes ont commencé à devenir des cibles stratégiques. Depuis, on ne sait jamais ce qui peut se passer. Pour ma part, j’ai besoin de temps avant de décider si je vais y retourner ou non.

Selon vous, les médias font-ils correctement leur boulot quand ils traitent des conflits armés?
Les médias nous parlent de ce dont ils veulent bien nous parler. Par exemple, le Kosovo a fait la une de tous les journaux du monde, et c’est très bien. Mais que sait-on du conflit en Sierra Leone, un conflit qui dure depuis maintenant huit ans? Je crois que les médias devraient porter une attention égale à tous les conflits, pas seulement à ceux qui concernent des Occidentaux. J’aimerais aussi savoir pourquoi le gouvernement canadien, qui s’est empressé d’accueillir les réfugiés kosovars, n’a rien proposé aux Hutus, victimes du génocide rwandais.

Comment peut-on juger du «degré» de la souffrance? C’est une logique qui m’échappe.

De plus en plus de chaînes spécialisées dans les nouvelles voient le jour. Comme elles diffusent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elles ont un grand besoin d’images. Cela pousse-t-il les journalistes à prendre plus de risques qu’avant?
Je crois effectivement que c’est plus dangereux, surtout pour les photographes et les cameramen. Ils subissent beaucoup de pression – la plupart du temps, non avouée.L’information est un milieu où il y a beaucoup de compétition, et ils veulent être les premiers à prendre les images d’un conflit. À ce titre, les journalistes indépendants sont souvent ceux qui sont le plus souvent blessés: s’ils veulent réussir à vendre leurs images, ils doivent se démarquer et prendre des risques importants. Et comme ils sont autonomes, ils ne peuvent pas compter sur un employeur pour les rapatrier s’ils sont blessés. Dans mon cas, heureusement, j’ai été évacué rapidement. Si j’avais été à mon compte, je ne serais plus là pour en parler.

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