Au pays des géants : Quel monde? Le tien ou le mien?
Société

Au pays des géants : Quel monde? Le tien ou le mien?

«Le monde que les pseudo-maîtres du monde sont en train de construire n’est pas viable parce qu’il produit plus de parias que d’élus.» La folie des grandeurs et des mégafusions selon Hélène Pedneault.

Quand j’étais petite, l’ampleur et la diversité du monde me ravissaient. Je passais des heures à scruter la page des drapeaux de tous les pays de la planète dans le dictionnaire. Je frémissais de plaisir en pensant à toutes ces langues que je ne connaissais pas et que j’apprendrais peut-être un jour, à tous ces gens de couleurs différentes qui vivaient en même temps que moi, petite Blanche, dans des paysages et des contextes si différents. Je fouillais dans le passé du monde dans l’Encyclopédie Grolier en m’attardant longuement aux peuples pré-colombiens dont la culture m’enchantait. Je fabriquais mes propres bonnes femmes à découper dans les cinq couleurs humaines en les habillant de costumes traditionnels selon leur provenance. Influencée probablement par les voyages de Tintin, j’imaginais des ponts entre tous les pays, de l’amitié entre tous les humains, en occultant les guerres, les morts et les peuples disparus. Le monde était à moi, à ma portée, et il était accueillant.

Mais aujourd’hui, quarante ans plus tard, je suis obligée de poser la même question que Françoise Loranger dans La Dame de cent ans: «Quel monde? Le tien ou le mien? Parce que tu ne t’imagines tout de même pas que nous vivons dans le même monde, toi et moi?»

Oui, quel monde? Le leur ou le nôtre, si j’inclus les gens de ma race, et quand je parle de race, je parle de valeurs et de convictions. Je parle d’âme.

Jouer gros
Nous jouons gros en ce moment. Même les Réformistes de Preston Manning, à l’instar d’Elvis Gratton, affichent Think Big (sans rire) sur le podium de leur congrès de sabordage, en lettres plus grandes que les congressistes. Nous jouons gros, rien de moins que l’équilibre écologique de la planète et l’espèce humaine, et nous croyons penser grand. Et pourtant, nous n’avons jamais autant manqué de grandeur. Notre grandeur d’âme – pseudo pseudo, comme disait Romain Gary – , nous la sortons seulement quand nos intérêts économiques ou territoriaux sont en jeu. Autrement, nous ne savons même pas comment s’écrivent Rwanda et Équateur, entre mille exemples. Pour ce genre de pays sans intérêt, nos réflexes salvateurs agissent au ralenti et nous nous transformons en timorés occidentaux qui finissent péniblement par sauver les Timorais orientaux qui restent après le génocide.

Nous jouons gros, mais nous nageons dans les archétypes et sommes sur le point de nous y noyer. Dans plusieurs domaines, par exemple, nous répétons by the book la folie du docteur Frankenstein, manipulant gènes végétaux et humains sans nous soucier des conséquences éthiques, des effets futurs sur la santé, des éventuelles mutations de ces organismes vivants avec lesquels on joue, insouciants, comme des enfants avec leur sexe. Et grâce à notre incurie, les véritables maîtres du monde, à très court terme, viendront du monde de l’infiniment petit: j’ai nommé les virus.

Du côté de l’économie, le syndrome Frankenstein n’est pas moins effrayant, la créature que nous avons créée étant devenue tout à fait hors de contrôle, à tel point que si l’économie d’un pays va trop bien, comme aux États-Unis en ce moment, les Bourses mondiales s’affolent parce que se profile l’ombre de la hausse des taux d’intérêt. Mieux encore, on récompense grassement les excellents PDG qui dégraissent leur entreprise de quarante mille employés dans un seul rapport annuel. Si ce n’était pas si pervers et meurtrier, ce serait presque risible.

Je ne vois pas pourquoi nous faisons un tel scandale avec les joueurs compulsifs alors que nous avons érigé la spéculation éhontée à la Bourse en système. Quelle est la différence entre jouer au Casino et jouer à la Bourse? La différence entre quelques milliers de dollars et quelques milliards, la différence entre son argent et l’argent des autres. Mais la pulsion est la même. La première façon de jouer est une maladie, la seconde est une profession libérale qui provoque l’admiration.

Le complexe de la grenouille
Il y a aussi l’archétype de La Fontaine, celui de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. Jusqu’où iront les mégafusions qui prolifèrent sur la planète comme autant d’immenses plaques tectoniques prêtes à écrabouiller les citoyen(ne)s pour les transformer tous en actionnaires, et qui sont en train de changer la carte du monde aussi sûrement que les premières glaciations ou la dérive des continents? La seule différence, c’est que cela se passe sur quelques années et non sur des millions d’années. Ne soyons pas avares d’archétypes et ajoutons à notre liste celui du colosse aux pieds d’argile dont nous avons oublié les aventures mais que nous savons fragile.

Ensuite, nous rejouons le très populaire archétype de Ponce Pilate, toujours aussi pertinent après deux mille ans de représentations: personne n’est responsable des conséquences néfastes, tout le monde s’en lave les mains, particulièrement les premiers responsables. Et pour finir, nous nous sommes pris d’affection pour l’archétype de David contre Goliath qui est en train de revenir sérieusement à la mode à travers les groupes de citoyens et les coalitions qui se forment maintenant au rythme de plusieurs par jour, comme autant de «plasteurs» sur autant de bobos. Dans la Bible, c’est le petit David qui remporte la victoire contre le géant. L’exploit peut se répéter, comme l’a fait notre Robin national contre les Banques, comme l’ont fait les citoyens du Val-Saint-François contre Hydro, même s’ils ont gagné un peu tard et qu’ils sont restés avec un paysage à jamais marqué par les bulldozers. Mais la victoire de David est bien loin d’être systématique dans la réalité et elle reste toujours précaire quand elle advient.

Le véritable ennemi
En ce moment même, nous sommes désespérément à la recherche d’un ennemi principal. Aux dernières nouvelles, depuis le 24 décembre, ce sont les islamistes qui ont gagné sur les Russes et les Chinois. On passe la frontière canado-américaine au tamis, voire au carbone 14, pour détecter les terroristes, et tous les Algériens sont devenus suspects. Pour l’instant, les Russes sont bien mal pris entre leur mafia et la Tchétchénie, et les Chinois sont l’objet d’une grande entreprise de séduction commerciale en vue de s’approprier un marché d’un milliard de consommateurs. On leur passe le Tibet, la place Tianan men, Hong Kong, Macao, voire Taïwan. Leurs désirs sont des ordres.

Mais notre principal ennemi est à 99 % un individu masculin de race blanche, bon père de famille, entre trente et soixante ans, qui parle anglais, porte un complet-cravate, possède un cellulaire et tout le kit qui vient avec. Lui et ses semblables se réunissent à Davos en Suisse ou à Seattle aux États-Unis, ils exigent que les États abandonnent tout – lois sociales et environnementales, préoccupations éthiques, etc. – pour les suivre, et que ces mêmes États leur garantissent de réprimer sévèrement tout soulèvement de citoyens qui menacerait la paix sociale propice aux bonnes affaires, garantie écrite en toutes lettres dans les milliers de pages de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI).

Deux mille ans après Jésus-Christ, voilà que se rejoue l’archétype du Messie. (Faut-il vraiment leur pardonner parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font?) Le fascisme a cette particularité, qu’il partage avec les caméléons, de prendre le visage de l’époque où il sévit. Je comprends les vieux qui préfèrent en grand nombre le silence de la perte de mémoire à une insupportable réalité qu’ils n’arrivent plus à suivre: il y a des limites, pour un être humain, à subir la brutalité, voire la vulgarité de changements à la vitesse de la lumière.

La goutte d’eau
Chez moi, il y a une maudite goutte. Une goutte obstinée, dont personne n’arrive à retrouver l’origine. Elle coule du plafond du salon. On a beau mettre des plastiques sur la galerie à l’étage au-dessus, et même changer le plafond, elle revient toujours dès qu’il pleut ou que le thermomètre passe au-dessus de zéro en hiver. Et quand elle revient, elle n’est pas seule. Elles sont des dizaines maintenant à tomber dans les seaux et les plats que je sors d’urgence à chaque blitz de gouttes.

En les regardant tomber, avant-hier encore, je me suis dit que c’était ça qu’il fallait faire: investir dans la goutte. Il faut installer un nouvel archétype, celui de la goutte d’eau têtue qui s’infiltre partout et tombe lentement jusqu’à finir par faire déborder le vase qui la reçoit.

Parce qu’on aura beau parler de mondialisation, on aura beau dire que le mouvement est irréversible, qu’on n’a pas le choix, on aura beau dire qu’il faut être gros pour survivre, il y aura toujours des gens qui insisteront pour parler français dans la goutte d’eau du Québec en Amérique anglo-saxonne, il y aura toujours des gens dans Charlevoix ou ailleurs qui élèveront quelques chèvres et fabriqueront amoureusement leurs délicieux fromages, un par un; il y aura toujours de plus en plus de spectateurs dans les petits cafés-théâtres pour aimer la culture à petite échelle; il y aura toujours des écrivains qui écriront à la main; il y aura toujours des enfants qui se feront une maison avec des boîtes d’épicerie et des gens jamais célèbres qui tiendront la main des mourants.

Si ce sont les petites démissions quotidiennes de chacun d’entre nous qui font les grandes tragédies, ce sont les petits gestes de vie et d’affection qui font le monde dans lequel je veux vivre, avec de plus en plus de gens de ma race. Le monde que les pseudo-maîtres du monde sont en train de construire n’est pas viable parce qu’il produit plus de parias que d’élus. Et selon la loi de la vie, étant plus nombreuses, les gouttes d’eau finissent toujours par l’emporter.