Sommet de la jeunesse (2) : Rendez-vous manqué
Société

Sommet de la jeunesse (2) : Rendez-vous manqué

Discours d’un alpiniste, chicane entre jeunes «collabos» et jeunes manifestants, défilé d’organisations qui défendaient leurs intérêts: le Sommet improvisé de Lucien Bouchard a laissé tout le monde sur sa faim. Analyse d’un échec par le président sortant de Force Jeunesse.

Inconscient du vieillissement du PQ ou soucieux de ne pas déplaire à son establishment, Lucien Bouchard s’est lancé en campagne électorale en 1998 sans vraiment rajeunir ses candidats ni renouveler les idées politiques du Parti. Voyant que le vote de la jeunesse glissait vers l’ADQ de Mario Dumont, il annonça dans les derniers jours de la dernière campagne électorale la tenue d’un Sommet de la jeunesse. Cette annonce de dernière heure devenait la roue de secours. L’annonce du Sommet de la jeunesse était la réponse de Lucien Bouchard à la désaffection des jeunes pour son parti.

Malgré le résultat du Sommet qui engage un milliard de dollars pour les trois prochaines années en éducation et quelques centaines de millions dans des fonds d’aide, il restera de l’événement qu’il aura été moment de rupture plutôt que de communion. De toute évidence, le concept même de l’événement ne recevait pas l’adhésion de la jeunesse. Tant l’organisation du Sommet parallèle que la méfiance des jeunes participants au Sommet officiel en témoignèrent. Cette stratégie cosmétique aura finalement échoué: la reconnexion de la génération X avec les partis politiques ne s’est pas concrétisée. Seule une véritable implication de sa part pourrait entraîner une profonde redéfinition du «politique».

La «chaise vide»
Dès le premier soir, c’était la fureur. La fureur de quelques dizaines de jeunes ayant choisi la violence. D’autres, plus nombreux, avaient choisi une autre voie pour exprimer leurs idées; ils ont discuté pendant plusieurs jours au sein d’un Sommet parallèle. Ils y parlèrent de pauvreté et de mondialisation. Ne croyant plus ni au gouvernement ni à la négociation pour faire valoir leurs vues, ils ont martelé leur refus de collaborer. Pour eux, il ne sert à rien de s’asseoir à la table des décideurs, il ne sert à rien de tenter de les convaincre.

Autour de la table du Sommet officiel, d’autres jeunes qui ont refusé, eux, le jeu de la «chaise vide». Des jeunes qui se font traiter de «collabos» et de «carriéristes» par ceux qui sont au Sommet parallèle. Des jeunes de tous horizons, et de tendance plutôt progressiste, qui tentent de réformer le système «de l"intérieur». Ceux-ci, pour la plupart, n’y croyaient pas beaucoup plus que ceux de l’extérieur.

Aucune écoute
En plus des soixante-dix groupes ayant un droit de parole au Sommet, sept cents personnes avaient été invitées à titre d’observateurs. Pour donner la parole à ces derniers, le gouvernement a organisé un forum d’une journée juste avant le Sommet. Parmi les observateurs, plusieurs avaient travaillé au sein des Forums régionaux. De façon surprenante, l’organisation de la journée ne leur permettait pas de s’exprimer. Dans le laïus d’ouverture, les animateurs, deux «boomers», ajoutèrent à l’injure en suggérant aux jeunes de mettre de côté leurs convictions. La firme engagée par le gouvernement avait aligné des conférenciers toute la journée… On essaya même d’être original en invitant Bernard Voyer (l’alpiniste) à parler des sommets!

Alors que les animateurs tentaient sans succès de faire décoller l’affaire, les jeunes des régions ont pris les choses en main: «Lâchez-nous les exposés magistraux: vous allez nous écouter!» Accusé d’incompétence par tous, l’un des deux animateurs en a remis. En entrevue, il affirmait avoir été surpris de faire face à des porte-drapeaux. Ce dérapage, comme l’ont baptisé les médias, tient du mépris ou de la méconnaissance. Ou le gouvernement se foutait carrément de ce que ces jeunes avaient à dire, ou il a fait preuve d’une incompétence épeurante! Chose sûre, ce dérapage a conforté la perception selon laquelle les organisations politiques québécoises d’aujourd’hui asservissent la jeunesse à leur discours et sont imperméables aux nouvelles idées.

Comme un film américain
Les jeunes participants au Sommet sont tous sortis surpris par le manque de sérieux avec lequel s’y sont prises les décisions. La plupart d’entre eux, qui en étaient à leur première expérience politique, espéraient que l’événement donne lieu à une réflexion profonde sur les problèmes de la jeunesse et à un nouveau plan d’action intégré. Ceux-ci ont été déçus. Ils ont plutôt eu l’impression de participer à un film américain où, après avoir frôlé la défaite, les héros réussissent à retourner la situation.

Durant la première journée du Sommet, chacun utilisa son deux minutes de parole pour présenter une vision globale de la situation. Trois groupes sont alors particulièrement visibles. Concertation jeunesse, qui regroupe les jeunes des fédérations étudiantes, du milieu communautaire, de la CSN et de la CEQ, fait de la lutte contre la pauvreté sa priorité. Force Jeunesse, qui représente des jeunes travailleurs et professionnels (entre autres, les jeunes enseignants victimes d’une clause «orphelin»), propose un plan de sauvetage des programmes sociaux qui nécessite un remboursement progressif de la dette. Un troisième groupe, les jeunes des régions, nommés par les directions des CRD ou élus par des assemblées régionales de jeunes selon les régions, demandent la mise sur pied d’un fond de quinze millions de dollars pour leur permettre de soutenir des projets de jeunes.

Plus le temps avançait, plus les jeunes avaient l’impression de parler dans le beurre. Alors que les jeunes tentaient d’étayer leurs thèses multiples, le premier ministre était surtout pris à négocier les questions du Fonds de lutte à la pauvreté et de l’aide sociale avec Françoise David. Les jeunes n’étaient pas dans le match, la déprime commençait à s’emparer des troupes.

Le paroxysme
C’est alors que certains ont compris qu’un Sommet de deux jours n’était malheureusement pas le lieu de grandes réflexions, qu’il était simplement l’occasion de forcer la discusion sur un ou deux points.

Presque arrivé à la fin de la première journée, il ne restait plus que quelques heures aux jeunes pour forcer Lucien Bouchard à aller sur leur terrain. En quelques minutes, les groupes de jeunes décidèrent de déposer une revendication commune: l’ensemble des sommes nécessaires au refinancement des trois niveaux d’enseignement.

En point de presse et dans le huis clos, Lucien Bouchard était sommé par tous les groupes de jeunes d’annoncer un réinvestissement annuel de 1,3 milliard de dollars en éducation. Soucieux de créer les conditions préliminaires à un éventuel paroxysme, le premier ministre répond par la négative: il n’est pas question que son gouvernement négocie son budget au Sommet. Le lendemain matin, alors que la presse titre «Impasse au Sommet», la crise est à son plus fort.

La nuit porte conseil et le gouvernement décide le matin suivant d’annoncer un milliard sur trois ans en éducation. Des surplus anticipés de six milliards en trois ans, on en investira un en éducation. C’est quatre fois moins que leur demande de départ, et personne ne sait si la somme est vraiment suffisante pour répondre aux besoins, mais les fédérations étudiantes acceptent. De leur côté, les patrons se rallient à ce consensus en autant que les baisses d’impôt qui leur ont été promises soient confirmées. Deux centrales syndicales (CEQ et CSN), qui avaient menacé de quitter si le Sommet abordait les questions des baisses d’impôt ou du remboursement de la dette, restent confortablement assis sur leur siège malgré l’exigence patronale. L’entente est conclue.

La politique du court terme
Sans avoir fait l’objet d’une grande réflexion ni de toute autre mise en perspective par rapport aux autres responsabilités de l’État, la décision d’investir un milliard de dollars en éducation est le fruit d’un rapport de force momentané imposé par les groupes de jeunes. Si les jeunes n’avaient pas coincé Bouchard, aucun engagement financier n’aurait été pris par le gouvernement.
Devant ce scénario, les jeunes leaders ont ressenti un malaise. Ceux qui en doutaient encore s’en sont bien rendu compte: un Sommet est un lieu de rapports de force entre organisations ayant pour objet premier de défendre des intérêts. L’intérêt général s’y confond avec la somme des intérêts particuliers.
Comme le démontre le fait que le patronat ait pu obtenir l’engagement de la concrétisation de la baisse d’impôt en échange de son appui aux investissements publics en éducation, les grandes organisations ont un droit de veto sur les grandes orientations du gouvernement du Québec au sein d’un Sommet. Ce même veto a permis à la CEQ et à la CSN de refuser toute discussion sur la dette publique.
Alors que François Legault, le ministre de la Jeunesse, insistait au départ sur la nécessité de voir les choses à long terme, lui-même sera contraint par la dynamique de «court terme» inhérente au jeu des groupes d’intérêts à enlever ses jumelles. Ce qui compte dans un Sommet, ce sont les intérêts de ceux qui y sont représentés maintenant. Les générations futures, on s’en balance.
Au Sommet socio-économique de 1996, ce fut la même histoire. Les jeunes qui exigeaient que les compressions à venir dans le secteur public ne se fassent pas à coups de clauses «orphelin» et de gels d’embauche, prêchèrent dans le désert. À la fois le gouvernement et les centrales syndicales ne voulaient pas se lier les mains. L’équité entre les générations n’était pas une variable du dénominateur commun.
La politique des sommets, c’est la politique du plus petit dénominateur commun. Dès qu’un groupe majeur ne veut pas, on retire. C’est la garantie du tatu quo. René Lévesque aurait-il pu nationaliser l’hydro-électricité si le gouvernement avait subordonné son projet à un éventuel consensus? Les libéraux de Robert Bourassa auraient-ils pu mettre sur pied l’assurance-maladie en donnant un veto au patronat? Jamais. La politique des sommets sied à ceux qui ne savent pas où aller.
Malheureusement, les partis politiques ne sont devenus que des machines électorales. Pour reconnecter les citoyens à la politique, les partis politiques devront jouer un rôle beaucoup plus important. À l’image du Parti libéral des années 60 et du PQ de 1976, ils doivent être le lieu des débats d’idées. Face à ce défi, les jeunes ont une grande part de responsabilité. Sans leur implication, la scène politique ne sera que le théâtre du petit jeu des groupes d’intérêts.