André Pratte : Un journaliste au front
Société

André Pratte : Un journaliste au front

Avec Les Oiseaux de malheur, ANDRÉ PRATTE brosse un portrait plutôt sombre du journalisme tel qu’il se pratique aujourd’hui. Entrevue avec un drôle de moineau.

André Pratte est journaliste depuis plus de vingt ans. Il a travaillé de nombreuses années à CKAC avant d’entrer, en 1986, au quotidien La Presse où il explore aujourd’hui le monde de la recherche universitaire. Après un livre sur le mensonge en politique et un portrait de Jean Charest, André Pratte se penche maintenant sur l’information telle qu’on la pratique aujourd’hui.
Le constat est plutôt décevant: comme le journaliste américain James Fallows avant lui (Breaking the News: How the Media Undermine American Democracy), Pratte affirme que notre information est superficielle, gueularde et prétentieuse. Selon lui, les médias d’information n’informent plus, ils divertissent. L’information-spectacle et l’absence de mise en contexte nuisent à la bonne compréhension des événements en présentant à la population un monde où les catastrophes se succèdent. Absence de perspective, paresse, manque de moyens: voilà un portrait de la profession qui devrait vider les salles de classe des départements de journalisme.

André Pratte, êtes-vous critique ou nostalgique?
Bonne question. Je dirais que la réalité ne correspond pas à mes rêves de jeunesse. Prenons la radio, par exemple. C’est un média que j’adore et je constate qu’il s’est beaucoup détérioré – je parle essentiellement de la radio privée. J’ai travaillé à CKAC à une époque de rêve où l’on investissait beaucoup en information. On y faisait une information populaire, à très forte audience, et de qualité. Je suis nostalgique de cette époque mais je suis également critique de la profession telle qu’on la pratique aujourd’hui. On pourrait faire mieux. Il se fait de bonnes choses mais, dans l’ensemble, je crois que le téléspectateur ou l’auditeur moyen retient surtout les accusations, les drames et les généralisations que nos médias colportent. Je trouve ça inquiétant.

Vous dites qu’à part Paul Arcand, il ne se fait plus d’information à CKAC. Comment expliquez-vous cela?
Le contexte a changé. La radio AM s’est sentie menacée pa l’émergence des radios FM et, par la suite, par la naissance des chaînes télé d’information continue qui lui ont enlevé sa seule force. On s’est dit que c’était plus rentable d’embaucher une poignée de vedettes qui remplissent les ondes plutôt que d’avoir une vraie salle de rédaction avec une équipe de vingt ou vingt-cinq journalistes, des correspondants à Québec et à Ottawa. Ça coûte trop cher et ça ne rapporte rien. C’est peut-être une bonne décision sur le plan financier mais du point de vue de l’information, le résultat est déplorable.

Est-ce que l’arrivée de RDI dans le paysage journalistique a été positive pour le monde de l’information, selon vous?
Il est certain que RDI rend l’information plus facilement accessible et permet d’en voir davantage sur un certain nombre d’événements, politiques ou autres. Par exemple, si quelqu’un veut regarder le congrès de l’ADQ, il peut quasiment l’écouter de long en large.
Mais il y a également des effets pervers. RDI est un concurrent de plus dans le paysage, il accroît donc la tentation de séduire à tout prix. De plus, l’information continue, surtout aux États-Unis, gonfle l’importance des événements car on s’attend à ce que la télévision soit là dès qu’une affaire de moindre importance se produit. Après, il faut justifier le fait qu’on soit en ondes et ça dégénère souvent. Le négatif l’emporte donc sur le positif. Est-on vraiment mieux informé depuis qu’il existe des chaînes d’information continue? J’ai des doutes.

Pour expliquer l’état actuel du journalisme, vous évoquez, entre autres, la pauvreté des moyens mis à la disposition des journalistes mais vous passez un peu vite sur la responsabilité des compagnies propriétaires des médias – Quebecor et Power Corporation, par exemple. Pourquoi?
Beaucoup de gens m’ont reproché de ne pas avoir assez critiqué les patrons. J’avais l’impression que cela n’ajouterait rien au livre, qu’on l’avait déjà fait.
C’est vrai que pendant des années, les propriétaires de La Presse n’ont pas investi beacoup d’argent dans le journal, et se sont contentés du strict minimum. La priorité de la famille Desmarais était de ne pas perdre d’argent et d’avoir un véhicule pour leurs idées. Le contexte médiatique est en train de changer, peut-être vont-ils décider d’investir davantage? On verra.
Investir n’est pas nécessairement synonyme de qualité. Au Canada anglais, il s’est investi beaucoup d’argent avec l’arrivée de Conrad Black sur le marché torontois. Beaucoup de gens sont pâmés sur le National Post, mais personnellement, je demeure sceptique. Visuellement, c’est un très beau produit et son arrivée a dynamisé le marché. Mais je ne suis pas certain que cela ait eu une bonne influence sur le Globe and Mail.

On entend souvent dire que les journalistes sont des gens blasés, cyniques. Est-ce que cet état d’esprit est responsable de l’état actuel de la pratique journalistique?
Je me trompe peut-être mais le journalisme est un métier très exigeant et très émotif. On investit beaucoup de temps dans notre travail, et on réalise un jour qu’on travaille dans une grosse machine. On passe des jours et des fins de semaine à bûcher sur un reportage, on écrit quantité de papiers pour se faire dire de raccourcir. Ensuite, on attend deux semaines, des fois plus, avant qu’on publie nos articles. On nous demande de travailler sur d’autres affaires qu’on juge moins importantes. Nous, les journalistes, on est comme des comédiens: on voudrait avoir le premier rôle, mais on se rend compte qu’on a le rôle de soutien.
C’est dur. Et malgré la passion, il y a une certaine routine qui s’installe. On écrit un papier sachant qu’il ne changera rien dans le monde et qu’il sera oublié dès le lendemain. Le jour suivant, tout est à recommencer. Une fois que tu as fait cela pendant dix ans, quelles sont les avenues qui s’offrent à toi? C’est très personnel mais moi, je ressens ça profondément. J’ai quarante-deux ans et je suis dans une impasse professionnelle. Ma carrière à La Presse est à toute fin pratique finie.J’ai une sécurité d’emploi, je pourrais continuer pendant vingt ans, mais je m’ennuie pour mourir. Qu’est-ce que je vais faire?
Le point de départ du livre était un sentiment de colère, mais je me demande quelle est la part de critique professionnelle et la part de désabusement personnel. Je réalise qu’en tant que journaliste, il y a des choses que j’aurais voulu faire et que je n’ai pas faites.

Au quotidien, que faites-vous pour répondre aux exigences que vous imposez à la profession?
J’essaie de rester sceptique, d’expliquer les choses du mieux que je peux, en y mettant toutes les nuances possibles. Mais j’ai constaté qu’au cours de ma carrière, j’avais commis les mêmes erreurs que je reproche aujourd’hui à d’autres. Ce constat est une des raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre. J’y propose quelques petites pistes de réflexion mais, au fond, je n’ai pas de solutions.

Les Oiseaux de malheur: essai sur les médias d’aujourd’hui, VLB, 244 pages

Pour un autre texte sur la pratique du journalisme, lisez la Grande Gueule de Roch Côté.