Les anarchistes : Joyeux foutoir
Société

Les anarchistes : Joyeux foutoir

Le 6 mai aura lieu le premier Salon du livre anarchiste de Montréal. Mais qu’est-ce que ça mange en hiver, l’anarchie? Survol d’un troupeau hétérogène, déchiré entre l’utopie rose, les cocktails Molotov et l’apologie du capitalisme…

«La révolution, l’anarchie, la liberté sont les lauriers de la pensée.

Elles n’ont pas d’autre couronne que notre tête.»
– Luis Bunuel

Pour sa session de l’hiver 2000, le département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal a décidé de remettre au programme une vieillerie abandonnée depuis plusieurs années au rayon des oubliettes, faute d’intéressés: un cours sur la pensée anarchiste.

Vingt-cinq inscriptions auraient suffi pour établir sa pertinence. À la surprise générale, il y a eu suffisamment d’inscriptions pour remplir une salle de classe complète. Puis une seconde. Au total, quatre-vingts étudiants en sociologie s’inscriront au cours, donné dans deux classes!

L’anarchisme fait un retour. On l’a vu à Seattle, entendu à Washington plus récemment. Il a brisé des vitrines de MacDonald’s à Montréal et pris d’assaut un poste de police. Et lundi dernier, il est allé faire du boucan chez les «bourgeois de
Westmount».

«L’anarchisme gagne en popularité depuis quelques années», affirme le professeur au département des sciences de l’éducation de l’UQAM Normand Baillargeon.
Anarchisme, l’essai didactique sur l’anarchisme qu’il a publié l’an dernier aux Éditions de L’île-de-la-tortue, est aujourd’hui quasi introuvable, les deux mille exemplaire imprimés ayant tous été écoulés. «Le ras-le-bol des citoyens face à la mondialisation, le sentiment que le politique leur échappe, la démocratie de spectacle à laquelle ils assistent de plus de plus jouent en faveur d’un réveil des consciences pour l’anarchisme», explique-t-il.

«Ça s’observe surtout chez les jeunes. Ils y trouvent des pistes porteuses de sens», renchérit pour sa part Mathieu Houle-Courcelles, étudiant et l’un des rares «spécialistes» de l’histoire de l’anarchisme au Québec, si la chose existe.

Le 6 mai, tous deux participeront au Salon du livre anarchiste, une première au Québec, un événement qui s’inspire des Book and Freedom Fairs de San Francisco et de Londres.

Le Salon sera le point culminant d’une semaine d’activités anarchistes à Montréal, poursouligner le 1er mai. La fête des Travailleurs commémore les événements survenus à Chicago en 1886, à Haymarket Square, alors que les ouvriers manifestaient pour la journée de travail de huit heures. Les organisateurs de la manifestation, des anarchistes, ont été pendus haut et court.

Haymarket est aux anarchistes ce que la crucifixion du Christ est aux chrétiens: un événement martyr, acte de naissance de l’idéologie telle que pratiquée aujourd’hui. Mais les origines de l’anarchisme, elles, remontent à Aristote, en passant par la Révolution française et la Commune de Paris.

L’anarchie est le rejeton le plus méconnu et le plus mal compris de tous les courants de la pensée révolutionnaire. Au Québec encore plus qu’ailleurs, où les marxistes-léninistes et socialistes ont occupé tout le terrain de la gauche.

Aujourd’hui, l’un et l’autre sont portés disparus. «C’est peut-être nous, finalement, les vrais gauchistes», répond avec enthousiasme Jaggi Singh, l’un des initiateurs du Festival anarchiste. Singh a été arrêté lundi soir dernier, à Westmount, pour une énième fois de sa carrière d’activiste anarchiste. Thoreau n’a-t-il pas déclaré: «Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place d’un homme juste est en prison»?

La faute aux médias
«Masqués et de noir vêtus, une poignée d’anarchistes ont toutefois profité du couvert de cette foule pour fracasser quelques vitrines de boutiques et apposer un peu partout leur signature à la bombe aérosol.» C’est en ces quelques lignes que La Presse avait résumé la participation des anarchistes aux ébats de Seattle, l’automne dernier. Des voyous qui ne cassent que pour le plaisir de la casse.

«C’est malheureux, mais dans les médias, et dans la population en général, l’anarchisme est trop souvent assimilé au désordre, dit Normand Baillargeon. Le vocabulaire des médias envers les anarchistes est très vicié. Pas besoin de lire Orwell pour s’en rendre compte. C’est un indice d’un manque flagrant et inacceptable de culture poliique des journalistes.»

C’est connu, quand la gauche parle des médias, la théorie du complot n’est jamais très loin. «Aux États-Unis, Newsweek fait du Una Bomber l’image du parfait anarchiste, se plaint Jaggi Singh. Il existe un mouvement pour discréditer l’anarchisme.»

C’est quoi alors, l’anarchisme? D’autres ordres possibles, débarrassés de formes illégitimes d’autorité (l’État et la propriété privée), et érigés sur des relations libres.
Ça, c’est la théorie, la charpente. La mise en pratique, elle, prend un nombre incalculable de couleurs et de formes: féministe, coopérative et autogestionnaire; écologiste et environnementaliste extrême. Il y a même les anarco-capitalistes, les anarco-pacifistes et des anarchistes primativistes qui, à la manière des mennonites, refusent le progrès technologique.

Parmi ses sympatisants et pratiquants, il y a Thoreau, Chomsky, Brassens… Au Québec, Borduas et les automatistes. Le Refus global, d’ailleurs, est d’inspiration anarchiste. On dit même que Borduas s’est largement inspiré des anarchistes espagnols, réfugiés à Montréal, alors qu’ils fréquentaient le même café que lui à la fin des années quarante. Gauvreau n’a jamais caché sa sympathie pour l’idée.

Congédiez votre patron
À la presque veille du 1er mai, fête des Travailleurs et du prolétariat, la libraire L’Alternative (2035 boulevard Saint-Laurent) est vide. Un silence de salon de vieille dame y règne. Chaque craquement du plancher sous le poids de mes pas retentit comme une explosion. J’ai l’impression de déranger la jeune caissière, qui fait ses devoirs.

C’est ici qu’on peut prendre toute la mesure de l’anarchisme. On y trouve de tout et du n’importe quoi. Des thèses d’analyse, des discours d’Aristote, de Noam Chomsky, des magazines à huit dollars comme Adbusters. Des livres pratiques aussi: Comment devenir un bon hacker; Comment faire de la résistance passive; Comment congédier ses patrons (j’en ai pris un exemplaire et en ai fait une ecture de chevet…).

À l’usure, les groupes anarchistes ont de la difficulté à survivre: trop difficiles à gouverner, parce que trop… anarchiques!

«Ce sont des utopistes. Ils n’ont jamais été capables de faire la démonstration qu’une société peut s’ordonner dans l’anarchie», tranche l’économiste Pierre Lemieux, chantre par excellence des libertariens québécois.

«L’anarchie est une promesse trahie, concède Mathieu Houle-Courcelles. Ce sera toujours difficile à atteindre, parce qu’il n’y a pas de programme détaillé, pas de dogmes à imposer.»

En effet, la pratique de l’anarchisme est difficile. Normand Baillargeon est anarchiste. Donc contre l’État, la propriété privée… Mais il est aussi salarié de l’État, syndiqué, propriétaire de sa maison et de sa voiture. «C’est bien beau les idéaux, mais il faut faire parfois des compromis», dit-il.

Les libertariens dont Lemieux se réclame, constituent un courant de droite qui s’approprie certains idéaux libertaires des anarchistes. On les appelle les anarco-capitalistes, et ce sont, d’une certaine façon, des alliés objectifs des anarchistes traditionnels. Ils qualifient les lois de «liberticides». Mais là s’arrête la coopération entre les deux groupes. Chez les libertariens, on ne trébuche pas dans les compromis des anarchistes. «C’est la contradiction des anarchistes. Ils refusent d’admettre le capitalisme entre deux adultes consentants, critique Lemieux. Ils sont en faveur de la liberté totale de l’individu, mais lui refusent aussi la liberté d’être capitaliste.»

Entre Ghandi et le Una Bomber
Si l’anarchisme devait se résumer en une phrase, ce pourrait être: «Demandez du travail. S’ils ne vous en donnent pas, demandez du pain. S’ils ne vous donnent aucun des deux, alors prenez le pain.»

C’est sur la façon de prendre le pain qu’il y a divergences entre les anarchistes.
Ainsi, entre Ghandi et Bakounine – celui qui a rompu avec Karl Marx parce qu’il ne le trouvait pas assez radical -, le coeur des anarchistes blance. Jaggi Singh, qui a participé de près aux manifestations contre le Sommet de l’APEC à Vancouver en 1997, se défend d’adhérer à un mouvement violent. «C’est quoi, la violence? La pauvreté, l’abus de pouvoir, c’est de la violence. Nous sommes contre la violence, mais le système nous pousse parfois à nous défendre.»

La violence est-elle vraiment jugée nécessaire par les anarchistes? «Disons que j’aurais fait la guerre contre Hitler, répond Normand Baillargeon. Mais je me méfie des appels impressionnistes à la violence. La violence est contreproductive, et contraire aux aspirations anarchistes.»

Or, cette violence est bien réelle. Il y a deux mois, la cathédrale Marie-Reine-du-Monde a été saccagée par des anarchistes féministes, dont les Riot Grrrl Montreal, un groupe au membership éphèbe: à dix-neuf ans, on fait figure de patriarche! Un attentat «vandaliste» qui leur a valu une sévère semonce en éditorial dans le National Post, où l’on a qualifié le geste de «crime haineux envers les catholiques».
La révolution complète et totale serait bien mauvaise vendeuse aujourd’hui, croit Normand Baillargeon. «Je veux que ma grand-mère aime l’anarchie. Je veux que mes oncles et mes tantes la comprennent.» Tasse-toé, mononcle!

Le Salon du livre anarchiste de Montréal, samedi 6 mai, de 10 h à 18 h,au 1710 rue Beaudry. Renseignements: 526-8946.