Les otaku : Les accros du virtuel
Société

Les otaku : Les accros du virtuel

Rejetés par la société, des millions de Japonais fanatiques de mangas et de jeux vidéo, passent leur vie devant leur écran d’ordinateur, immergés dans un univers virtuel. Quand la fiction remplace la réalité.

«Après une journée entière passée devant mon écran de jeu, je rêvais que je faisais l’amour avec mon Macintosh Quadra 950. J’étais nu devant ma machine, je l’entourais de mes bras, je caressais son écran lisse et froid comme si je caressais la peau d’une femme. […] Je me réveillais alors dans un état d’excitation intense.»
Le jeune Japonais qui dévoile ses fantasmes informatiques à l’auteur et journaliste Étienne Barral vit dans un autre monde: celui des otaku. Boulimiques de dessins animés, obnubilés par les jeux vidéo et les mangas – les populaires bédés japonaises -, les otaku se retranchent de la société pour s’enfermer dans leur appartement, où ils règnent en maîtres sur leur univers peuplé de monstres sanguinaires et de nymphettes au regard innocent.

Aux yeux de ceux qui ont pu les observer, les otaku constituent la manifestation la plus spectaculaire des excès des sociétés de divertissement et d’abondance: à côté d’eux, les ados qui pitonnent sur leur cellulaire au cinéma Paramount ont l’air tout droit sortis de Menaud, maître-draveur… Coincés dans de minuscules appartements où s’entassent des piles de vidéocassettes, les otaku passent leurs journées à approfondir leurs connaissances des mangas, à collectionner du matériel spécialisé, et à bidouiller sur leurs dizaines d’ordinateurs branchés en réseau. S’ils sortent de chez eux, c’est pour aller acheter d’autres vidéocassettes, d’autres magazines, ou pour photographier leurs «idoles»: autrement, ils ne quittent pas leur appartement. Certains dorment même par terre devant leur poste de travail, bien souvent le seul endroit de leur logement à ne pas être occupé par des amoncellements de boîtes de toutes sortes…

C’est quoi le trip?
Vous vous souvenez de la mode Mitsou, le fantasme de la jeune ingénue plantureuse? Au Japon, les adolescentes qui débutent dans le monde du spectacle sont appelées des «idoles», et elles constituent à elles seules une industrie à part entière. «Le but ultime d’un otaku (prononcer «utakou») est d’être le premier à découvrir une idole débutante, à la prendre en photo durant ses premiers spectacles au centre commercial», explique Stéphane Morissette, réalisateur du film Otaku, un court métrage de fiction qui sortira prochainement (on vous tiendra au courant), et qui explore les travers de ces êtres dopés au virtuel. «Au Japon, il y a même un Top 1000 annuel des idoles! Pour un otaku, le plus grand plaisir sera de voir son idole passer de la 917e place à la 334e. Il suit tout ça sur Internet et dans les magazines, sans même devoir sortir de chez lui ou parler à quelqu’un! C’est du fétichisme poussé à l’extrême. En gros, on peut dire qu’un otaku, c’est un spécialiste de l’inutile.»

Comme les amateurs de Donjon et dragons, les otaku ne jouent pas: ils font partie du jeu. Ils incarnent leur personnage favori, empruntent ses traits de caractère, et se déguisent comme lui. Les otaku ont complètement abandonné l’idée de plaire aux autres: leur but, c’est d’être chez eux, dans leur chambre, et d’essayer d’être les meilleurs à tel ou tel jeu vidéo, de découvrir la meilleure idole, etc. «C’est une façon de se retrancher de la réalité, explique Stéphane Morissette. Au fond, ce ne sont pas eux qui dirigent leur vie: ils vivent par procuration.»

Et comment font-ils pour subsister? «Ce sont les enfants d’une société très prospère: comme ils viennent pour la plupart de familles aisées, il n’ont pas de grands efforts à faire pour gagner leur vie. Et quand ils travaillent, c’est souvent dans le domaine du Web, des jeux vidéo ou des bédés: des emplois qui leur donnent la possibilité de rester immergés dans leur monde virtuel. D’autant plus que la culture japonaise permet aux enfants de rester chez leurs parents facilement jusqu’à trente ans! C’est une façon de perpétuer l’univers de l’enfance bien au-delà de l’age adulte…»

Étienne Barral, journaliste français établi à Tokyo et auteur d’Otaku, les enfants du virtuel (Denoël), estime que deux ou trois millions de Japonis sont des otaku. Dans un article publié dans le magazine français Géo, il explique que l’otaku type est un jeune homme de dix-huit à trente-cinq ans, timide et mal à l’aise en société, qui préférera s’enfermer dans un monde imaginaire plutôt que d’affronter une réalité trop difficile à contrôler. Au Japon, les otaku sont les plus grands consommateurs de matériel vidéo, de jeux, de cassettes, d’appareil-photo et de magazines en tout genre.
«Il y a plusieurs sortes d’otaku: les otaku militaires, qui se passionnent pour l’armée; les otaku de manga; les otaku de sport, poursuit Morissette. Mais ce qui est étrange, c’est que jamais un otaku ne va se définir comme tel. C’est un peu comme quelqu’un qui fume de la marijuana: il ne va pas se définir comme quelqu’un qui prend de la drogue. On dirait qu’il y a un côté honteux à ça.»

Squeegees virtuels
«Les otakus, écrit Barral, sont les enfants naturels de la société japonaise et de ses excès: une société qui ne laisse aucune place à ceux qui sortent du lot. Au Japon, ce refus de la différence porte un nom: ijime, qui signifie "taper sur la tête du clou". Beaucoup d’otaku préfèrent s’échapper dans un mode fictif plutôt que de subir la pression du groupe dominant.» Les élèves moins talentueux, ou moins populaires, se retrouvent isolés socialement, en marge du système. L’univers otaku est alors leur seule planche de salut.

Cette marginalité a contribué à donner aux otaku l’image d’êtres étranges, voire dangereux aux yeux de la société japonaise: plus souvent qu’autrement, les otaku ont mauvaise presse. Le terme otaku a d’ailleurs été utilisé pour la première fois en 1989, quand un jeune homme de vingt-sept ans a été reconnu coupable de l’enlèvement et de l’assassinat de quatre fillettes. Cet otaku, un passionné des héros aux pouvoirs surnaturels, ne possédait pas moins de six milles vidéocassettes! Depuis, le grand public a continué de mépriser les otaku, même si la vaste majorité d’entre eux sont complètement inoffensifs.

<>I am… otaku
Phénomène d’abord japonais, les otaku sont maintenant présents, en nombre plus restreint, dans les autres pays industrialisés. «Au Québec, on a été élevé avec des dessins animés comme Goldorak, Candy, Albator, Astro, etc. Plusieurs personnes ont donc décidé d’approfondir leur connaissance de cette culture. Il suffit de voir la popularité du festival Fantasia: les gens attendent des heures sous la pluie pour voir des monstres qui détruisent des villes! Ici, par contre, on retrouve davantage des gens fascinés par la culture otaku que de véritables otaku qui se retranchent complètement du monde.»

«Nous sommes nés dans la technologie, nous n’avons pas eu à faire l’effort de l’apprendre. C’est facile pour nous de nous abandonner dans cet univers. Et on peut s’attendre à ce que de plus en plus de jeunes Occidentaux soient captivés par cette culture, et se cloisonnent dans un monde virtuel afin, par exemple, de réaliser leur rêve de devenir des champions de jeux vidéo. Aujourd’hui, les joueurs professionnels qui gagnent des tournois connaissent la gloire, et remportent d’importants montants d’argent! Dans un sens, c’est inévitable que la société engendre des otaku.»