L'identité sexuelle et les gènes : Bruce et Brenda
Société

L’identité sexuelle et les gènes : Bruce et Brenda

L’identité sexuelle est-elle innée? C’est ce que croit le journaliste américain JOHN COLAPINTO, auteur du livre As Nature Made Him, relatant l’histoire incroyable d’un jeune Canadien qui a été élevé comme une fille après qu’un médecin eut coupé son pénis…

Imaginez un peu. Vous gambadez dans la rue et apercevez un enfant à la chevelure ondoyante, longue et bouclée, vêtu d’une jolie robe rose. «Oooooh, quelle belle petite fille», dites-vous, attendri. Erreur. Voilà qu’elle flanque une raclée à l’un de ses amis et l’injure violemment avant d’uriner debout près d’une clôture…

Fiction? Plutôt une histoire vraie. Car c’est un peu l’histoire de David Reimer, de Winnipeg, racontée en 279 pages par le New-Yorkais John Colapinto dans As Nature Made Him: The Boy who Was Raised as a Girl (HarperCollins). Cet auteur et journaliste au magazine Rolling Stone a passé deux années entières à étudier le cas de David, né garçon (Bruce) puis transformé et élevé en fille (Brenda) par ses parents et des chercheurs, avant de redevenir un garçon (David). En entrevue téléphonique, Colapinto reste encore ému. «C’est une histoire d’horreur, s’indigne-t-il. C’est la preuve numéro un que l’identité sexuelle est innée, que nos gènes et nos hormones sont plus forts que notre éducation sociale.»

Cobaye humain
En 1965, alors que la guerre du Viêt Nam fait rage, que la beatlemania bat son plein et que les danses à gogo gagnent en popularité, un couple modeste de Winnipeg s’apprête lui aussi, sans le savoir, à marquer l’Histoire, celle de la science. Le 22 août, Ron et Janet Reimeir deviennent parents de jumeaux. Quelques mois plus tard, victimes d’une infection urinaire, Bruce et Brian se font circoncire à l’hôpital de Saint-Boniface. Bruce est le premier à passer sous le couperet. Le médecin bâcle l’opération. Un accident survient. Bruce voit son pénis brûler et tomber.

Que faire? Laisser l’enfant grandir sans pénis? Confectionner un organe artificiel par chirurgie? «Il ne pourra pas avoir d’érection, ni de vie sexuelle active», affirment les médecins à l’époque. Le casse-tête perdure jusqu’à ce que Janet et Ron regardent un reportage à CBC sur un certain John Money, docteur et chercheur au Johns Hopkins Hospital de Baltimore. «Il affirmait pouvoir transformer un garçon ayant des parties génitales déficientes en fille, et pouvoir l’élever au féminin sans aucun problème», explique John Colapinto.

Galvanisé par cette idée novatrice, le couple prend la route de Baltimore avec Bruce. Le 3 juillet 1967, l’enfant subit une opération de changement de sexe et un vagin temporaire lui est fabriqué. Bruce devient Brenda. Les parents décident de cacher la vérité à l’intéressé. Selon Colapinto, l’enfant a carrément été au centre d’une expérimentation sur sujet humain, car aucune expérience de changement de sexe n’avait été pratiquée auparavant sur un enfant né normal. «Money se prenait pour Dieu et Brenda a été son cobaye», conclut-il. Et tout un!

«Pour que Brenda devienne une fille normale, souligne Colapinto, Money a convaincu les parents de tout faire.» Vraiment tout. Janet dévalise les magasins pour entourer Brenda de poupées et la vêtir des plus jolies robes, tout en se promenant nue à la maison pour inciter sa fillette à se sentir en parfaite harmonie avec le corps féminin. «Les parents l’ont élevée exactement comme une fille, note-t-il. Ils l’ont éloignée de toutes les choses masculines, comme les fusils en plastique, les outils, les automobiles.»

Et pourtant… Les problèmes débutent lorsque Brenda se dirige à la maternelle. Sous une apparence féminine, l’enfant se comporte d’une façon masculine. Comme un garçon, elle urine debout devant ses amis ébahis. Comme un garçon, elle se bat avec ses copains. Comme un garçon, elle veut faire partie des scouts. Comme un garçon, elle joue avec les camions et boude les poupées. «Tomboy!» crachent ses camarades de classe. «Les professeurs étaient unanimes, indique Colapinto. Brenda n’avait rien d’une fille. Tout au long de sa scolarité, elle a voyagé d’école en école sans parvenir à se faire des amis, car elle avait l’air étrange.»

Lavage de cerveau
Régulièrement, la famille Reimer rend une visite au docteur Money. Seule dans un bureau, Brenda subit des interrogatoires complets… dès l’âge de six ans. Money l’inonde de questions lancées en rafale: As-tu le goût de faire l’amour avec des garçons? Quelle est la différence entre un garçon et une fille? Aimes-tu ce que tu as entre les deux jambes? Brenda est confuse. «C’était comme un lavage de cerveau», avouera plus tard David à Colapinto.

Ouvert sur la sexualité (il croit que la pédophilie peut être profitable pour un enfant…), Money expose aussi à Brenda des photographies pornographiques pour qu’elle apprécie (sic) le corps des hommes. Il va même jusqu’à demander aux jumeaux de se mettre ensemble en position de coït (missionnaire et autres) et de feindre l’acte d’amour pour amener Brenda à «se sentir femme». Pendant ce temps, Money prend des photos qu’il montrera ensuite à Brenda, mais non pas à ses parents, qui ne se doutent pas de ce qui se trame derrière les portes closes du bureau de Money.

«C’est de l’abus sexuel, tous ces tests, lance Colapinto. Je ne suis pas puritain, mais ce n’est pas une bonne façon d’apprendre la sexualité à des enfants. C’est la preuve qu’il ne faut pas faire aveuglement confiance à des chercheurs.» Pendant une dizaine d’années, Brenda subira tout de même des tests de conditionnement mental.

Malgré les efforts de Money, rien n’y fait. Lorsque Brenda dessine, elle se représente comme un garçon (toujours sans connaître son sexe d’origine). Lorsqu’elle rêve, elle s’imagine arborant une moustache au volant d’une voiture décapotable. Lorsqu’elle parle de son avenir, elle se voit mécanicienne… «Brenda faisait pourtant tout pour être une fille, affirme Colapinto. Elle portait des robes, se maquillait et magasinait avec des copines. Ses parents se réjouissaient de ces indices signifiant que leur enfant se sentait comme une fille. Dans son for intérieur, Brenda, toutefois, se torturait.» Vers l’âge de dix ans, elle n’éprouve toujours aucun sentiment pour les garçons, mais ressent un jour un «petit quelque chose» pour une fille.

La vérité choque
Avec l’arrivée de la puberté à onze ans, les choses se compliquent pour Brenda. Sa voix mue. Ses épaules s’élargissent. Sa masse musculaire s’accroît. Aussitôt, Money décide de la doper aux pilules d’oestrogène. Des traits féminins apparaissent. Peu à peu, ses chemises laissent poindre une poitrine naissante.

À quatorze ans, Brenda n’en peut plus. Ce qu’elle a entre les jambes ne correspond plus à ce qu’elle a entre les oreilles. «Je me sentais comme Frankenstein, une création de laboratoire», confiera David à Colapinto en 1997. «Elle faisait souvent des crises de rage», précise l’auteur. La famille périclite. Ron sombre dans l’alcoolisme, Janet est dépressive, songe au suicide et au divorce; tandis que Brian complote des mauvais coups pour attirer l’attention de ses parents, toujours dirigée vers Brenda. Le désastre, quoi.

«Ça suffit!» se disent un jour Janet et Ron. Ils craquent et dévoilent toute la vérité à Brenda. «La réaction a été très violente, indique Colapinto. Il/Elle croyait que sa vie lui avait été volée, mais n’en voulait pas à ses parents qui croyaient bien faire.» Dès lors, Brenda devient David. En 1980 et 1981, il subit des opérations pour avoir un pénis artificiel et ingurgite des pilules de testostérone. «Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, soit pendant plus de deux ans, note Colapinto, David reste caché dans le sous-sol de la maison familiale de peur d’être reconnu.»

Puis, craintif, il se pointe le nez dehors. Après une réintégration sociale difficile qui le mène à deux tentatives de suicide, David épouse en 1990 Jane Fontane, mère de trois enfants. Aujourd’hui, heureux, il se considère comme un bon père de famille. «Mis à part la douleur psychologique, David n’est pas efféminé et n’a subi que peu d’influence de son passé de fille, souligne Colapinto. Il est même… un vrai macho!»

Vive les gènes!
Pratiquement inconnu du grand public, le cas de David demeure célèbre dans les annales du monde scientifique et médical. La raison est simple: il remet en question le sempiternel débat inné-acquis. Car s’il a été élevé comme une fille, sans savoir qu’il était à la naissance un garçon, David agissait comme un homme. «L’identité sexuelle est innée, affirme Colapinto. On ne peut pas aller contre ses gènes et ses hormones, comme le démontre David. Notre corps est féminin ou masculin, c’est tout. Nos comportements sont ainsi influencés.»

Autos, outils, sports violents… Brenda était attirée par les trucs «masculins». Est-ce à dire qu’il y a un sexe pour les autos et un autre pour la cuisine, par exemple? «Il y a des bases biologiques derrière les comportements, indique Colapinto. La testostérone pousse les garçons vers les autos et la bataille; alors que l’oestrogène amène les filles à aimer les poupées, à posséder l’instinct de mère.» Décriés par plusieurs, note l’auteur, les stéréotypes et les préjugés sexuels semblent donc en partie vrais.

Le test ultime du changement de sexe résidait en un point crucial: l’attirance de Brenda pour les garçons. En vain. «C’est une preuve que l’identité sexuelle n’est pas une chose que la société ou l’apprentissage des parents peuvent réellement influencer, croit l’auteur, mais qu’elle est davantage fixée par les gènes, comme le montrent bien des études à travers le monde.» Ainsi, la génétique serait la clé de l’orientation sexuelle. «L’homosexualité, la bisexualité et l’hétérosexualité sont déterminées avant la naissance. En fait, tout est influencé par la biologie: lorsqu’un individu est de droite ou de gauche, libéral ou conservateur, criminel ou bon citoyen, intelligent ou pas, c’est la nature qui en est en partie responsable. L’éducation influence aussi, mais pas autant. C’est certain.»

Une théorie célèbre
Les féministes des années soixante-dix se sont emparées du cas de Brenda et l’ont brandi pour prouver qu’une éducation différente peut mener à l’égalité entre les sexes. «Je supporte la cause féministe, admet Colapinto, mais le cas de Brenda a été injustement utilisé. Son expérience a été un échec. Les femmes peuvent revendiquer l’égalité, mais il y a des comportements différents entre les deux sexes. On ne peut le nier.»

Grâce au supposé succès du cas de Brenda, dont John Money renie toujours aujourd’hui les imperfections, le retraité de soixante-dix-sept ans est mondialement célèbre et récipiendaire de prix prestigieux. Il a aussi étalé sa théorie et vanté ses propres mérites dans une pléiade de bouquins. «Sa théorie est que les docteurs peuvent changer un garçon en fille [et vice-versa] par une chirurgie et une éducation conséquente, dit le journaliste. Durant les trente dernières années, la grande majorité des scientifiques ont pensé comme lui.» Selon plusieurs experts, la théorie de changement de sexe de Money est même aussi importante que celle de l’évolution de Charles Darwin!

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la théorie et les pratiques de Money sont encore appliquées aujourd’hui. En termes clairs, des Bruce-Brenda-David existent ailleurs. «Certains experts se questionnent, mais la plupart ne modifient pas leur pratique. Pourtant, les conséquences des changements de sexe sur les enfants sont catastrophiques. Il existe probablement des gens heureux, mais je n’en ai pas rencontré et les médecins ne m’en ont jamais présenté. Donc, même si les parents veulent le bien de leur bébé, il faudrait attendre pour savoir dans quel sexe l’enfant se sent bien avant de le changer, comme pour les hermaphrodites et les transsexuels.»

«Gnan, gnan, gnan…» Son fils de dix-neuf mois interrompt le flot de ses paroles. Après avoir terminé son ouvrage, Colapinto avoue voir son bambin sous un autre jour. «C’est clair qu’à l’intérieur de mon enfant, il y a des goûts et des comportements qui sont d’origine biologique que je dois respecter et que je ne peux modifier. Au contraire de Money, je ne crois pas que je pourrais le forger comme de la pâte à modeler. Ni le changer de sexe!»