Corruption, commerce, imposture : Le jazz est-il mort?
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Corruption, commerce, imposture : Le jazz est-il mort?

Dans Blue: The Murder of Jazz, un essai vitriolique, le critique ERIK NISENSON affirme que le jazz est mort. Pourtant, lorsqu’on regarde le succès que remporte notre Festival, on affirmerait le contraire. Rencontre avec un nostalgique du «bon vieux temps»…

Le jazz est-il mort? C’est en tout cas ce que prétend l’auteur américain Erik Nisenson dans son livre Blue: The Murder of Jazz. Nisenson s’en prend, sur deux cent soixante-douze pages de vitriol, aux multinationales du disque, en claironnant haut et fort qu’il y a corruption. Il en veut à mort au trompettiste Wynton Marsalis, pourtant issu d’une réputée famille de jazzmen, qu’il traite carrément d’imposteur. Il affirme que le jazz est victime d’une force artistique destructrice, qu’il a été récupéré, qu’il est traité de façon superficielle dans les médias. Bref, la liste des invectives est longue.
Mais ce qui chagrine le plus Nisenson, c’est que tout ça a mis en péril la spontanéité et l’improvisation. À cette énormité, permettez-nous toutefois de mettre un gigantesque bémol. Nisenson, juste à considérer ses ouvrages antérieurs sur le jazz, est un nostalgique de la Chapelle du jazz avec un grand C. Il cite Coleman Hawkins et Miles avec cette même vision admirative et intellectuelle qu’a, par exemple, une certaine presse française. Vous savez, la vision romancée à la Tavernier? La jouissance imminente lorsque le mot Harlem sort de leur bouche? L’interminable analyse du pourquoi et du comment de la souffrance?
Mais Nisenson entretient aussi une relation affective avec le jazz. Des plaisirs tout simples: il aime un beau solo de saxophone joué par un musicien intègre. L’inversement proportionnel: moins il est payé, plus il fait ça par véritable conviction. Il a naturellement en aversion les opportunistes racoleurs comme Kenny G, pour citer un de ses exemples. Quoi qu’il en soit, ses ouvrages sur le jazz sont: Ascension, John Coltrane and his Quest et surtout Round About Midnight: A Portrait of Miles Davis. S’il n’est pas déjà chez les libraires, son nouveau bouquin sur le saxophoniste Sonny Rollins est sur le point de paraître.
Nous lui avons passé un coup de fil. Quarante minutes au téléphone à l’écouter défendre son point de vue et à essayer de comprendre sa frustraton. Une précision: son livre a été écrit il y a quatre ans. À l’écouter parler aujourd’hui, Erik Nisenson semble plus modéré dans ses propos.

Vous avez décidé d’intituler votre livre Blue: The Murder of Jazz. Pourquoi?
Pour moi, le jazz a toujours été une forme d’art expansive et visionnaire. Ce que j’ai appris du jazz au fil des ans, c’est que les choses changent assez vite. Il y a une évolution. Mais je répète tout de même ce que j’ai écrit: avec le jazz d’aujourd’hui, tout le focus est axé sur le passé. C’est comme si l’on prohibait l’innovation. Et ce qui m’agace, c’est une forme de commercialisation du jazz qu’on appelle «light jazz». On corrompt le jazz en en faisant une musique de fond au lieu d’en faire une musique qui commande une attention plus directe, le genre de jazz qui a un effet direct sur celui qui l’écoute au point de changer sa vie. Le jazz n’a plus ce même pouvoir, et c’est ce que je déplore, entre autres.
Mais il y a encore de la bonne musique qui se fait aujourd’hui. J’ai plus d’espoir qu’il y a quatre ans. Mais je pense que des musiciens comme Wynton Marsalis ont tué le jazz par manque de vision. C’est un peu une démarche perverse que de s’obstiner à vouloir recréer le passé au lieu de regarder en avant. Je ne me souviens plus de son nom, mais un journaliste français qui s’était établi aux États-Unis il y a plusieurs années avait affirmé que le jazz en provenance de La Nouvelle-Orléans était le seul valable. Et dans sa témérité, il avait rajouté que Duke Ellington, tout comme les musiciens de l’époque swing, était en train de détruire le jazz. Et il s’en est même pris à Louis Armstrong en affirmant qu’il avait considérablement nui au jazz en jouant en solo au lieu d’appartenir à un ensemble. Et on ne parle même pas du be-bop. C’est donc une controverse qui dure depuis cent ans.
L’innovation est cruciale au jazz pour plusieurs raisons. Ce que Miles Davis affirme, dans la biographie que j’ai écrite sur lui, c’est qu’un musicien de jazz se doit de jouer au-dessus de s tête. Il doit éviter les réflexes confortables. C’est pourquoi durant les années soixante, il détestait qu’on lui demande de refaire la musique qu’il faisait dix ans auparavant. Peut-être que finalement, on devrait tuer le mot jazz. Ce mot a toujours été pour moi une façon trop étroite de définir le jazz. Tous les grands, Ellington, Armstrong, Miles, Mingus, ceux-là et plusieurs autres détestaient le mot jazz. Parce que dans l’inconscient collectif des gens, cela voulait systématiquement dire qu’il fallait jouer à l’intérieur d’un cadre bien précis.

Le jazz d’aujourd’hui a-t-il sa part d’imposteurs?
Il y aura toujours du jazz de facture commerciale. Le problème, c’est lorsque des artistes comme Kenny G envahissent le marché. Globalement, le jazz ne représente que 1,9 % en termes de parts de marché. Et ce qui est encore plus inquiétant, c’est que des artistes comme lui occupent presque à eux seuls ce 1,9 %. Je doute fort que ceux qui s’initient au jazz en écoutant du Kenny G vont satisfaire davantage leur curiosité en se tournant vers John Coltrane. Dire qu’il a osé refaire les chansons de Louis Armstrong. C’est scandaleux!

Parmi les artistes d’aujourd’hui, en existe-t-il selon vous qui soient intéressants? Ou pertinents?
Vraiment très peu. Comme je le mentionnais auparavant, ils font pour la plupart des relectures du passé. Pour moi, ce n’est d’aucun intérêt. Je ne veux pas être perçu comme un bougonneux, mais j’aime l’originalité. Lester Young ne disait-il pas: «Sing your own song»? Durant les années cinquante, il y avait Ben Webster, Coleman Hawkins, Stan Getz, Zoot Simms, tous des musiciens qui avaient leur originalité. Et ce genre de jazz me manque. Tu ne peux pas blâmer la nouvelle génération de ne pas produire un autre Coltrane ou un autre Charlie Parker. CE N’EST PAS DE LEUR FAUTE! Je suppose qu’ils font ce qu’ils peuvent.
Si le jazz a connu des bouleversements extraordinaires, c’est que la musique que ces artistes créaient à l’époque reflétait les vies qu’ilsmenaient. J’aime bien James Carter (un artiste dans la trentaine), mais la plupart du temps, ce qu’il sort, c’est du réchauffé.
Miles avait dit, peu avant sa mort, que le jazz allait connaître une globalisation. Que les frontières allaient tomber. Que tous les styles musicaux se mélangeraient (c’est exactement ce qui se produit). Que ce phénomène serait le futur du jazz. Et puis, faut bien le dire, l’arrivée d’Internet est une bénédiction.

Vous dénoncez le manque d’originalité des nouveaux artistes, alors que dire de Dave Douglas et Patricia Barber?
J’aime bien (le trompettiste) Dave Douglas. C’est vrai qu’il met l’accent sur la création. Patricia Barber, je n’ai jamais entendu parler d’elle!?! [Patricia Barber, avec ses deux albums Café Blue et Modern Cool, a été littéralement encensée par la critique. Tous les magazines spécialisés se sont rués sur elle. Elle incarne à elle seule la création et l’originalité. Impossible de passer à côté.]

Est-ce la faute des compagnies de disques?
Nous sommes rendus au point où les artistes eux-mêmes sont plus en mesure de rejoindre leur public que les compagnies de disques. Parce qu’avec ces gros joueurs, si tu ne vends pas après un ou deux albums, ils te laissent tomber. Je te dis cela en pensant à James Blood Ulmer, un artiste formidable dont plus personne n’entend parler. Ces multinationales ne vendent plus des artistes, ils vendent des produits.
Le label Verve est la propriété de Polygram qui est la propriété de Universal qui, à elle seule, possède une foule de petits labels de jazz, comme Impulse! et Riverside. Ils ont tout gobé. C’est le phénomène des grosses corporations, je suppose. Il fut un temps où les gens à la tête de ces étiquettes étaient à l’image de leurs artistes. Par exemple, il y avait un fil conducteur entre les artistes signés chez Blue Note. Il y avait une direction. Un son. Même chose pour Verve, il y a quarante ou cinquante ans. Les jazzmen sur Verve étaient à l’image de son fondateur, Norman Ganz. Aujourd’hui, c’est n’importe quoi. On fabrique désormais des produits. C’est ça qui me fend le coeur.

Blue: The Murder of Jazz, par Erik Nisenson
Da Capo Press, 2000, 272 pages.