Anne Nivat : Sous les bombes
Société

Anne Nivat : Sous les bombes

Selon Vladimir Poutine, la guerre en Tchétchénie n’est pas une vraie guerre, mais une opération destinée à neutraliser des terroristes musulmans. La journaliste ANNE NIVAT, elle, sait que c’est un mensonge. Depuis six mois, elle vit là-bas, sous les bombes. Rencontre avec une vraie reporter de guerre.

C’est l’hiver, fin 1999 ou début 2000. Dans les journaux et à la télévision, on annonce que le «terroriste numéro un» tchétchène, Chamil Bassaïev, est encerclé par l’armée russe. Anne Nivat, journaliste pour Libération, France-Ouest et Radio-Canada à Grozny, se rend chez Bassaïev voir ce qui se passe. Elle trouve le chef rebelle «assiégé»… assis dans sa cour, de bonne humeur et bienheureux de pouvoir donner une entrevue en attendant que sa femme ait fini de préparer le souper! Il n’y a pas un seul soldat russe en vue.

Anne Nivat est la seule journaliste qui ait pris la peine d’aller vérifier les informations transmises par l’armée russe aux journalistes, parce qu’elle était la seule journaliste occidentale du «mauvais» côté de la Tchétchénie. Les autres étaient tous à Moscou ou, à tout le moins, bien à l’abris derrière les positions de l’armée russe.

Assise dans le restaurant Le Montréalais du Reine-Elizabeth avec sa courte robe noire, ses talons hauts et un délicat foulard jaune autour du cou, Anne Nivat ressemble plus à une speakerine d’Antenne 2 qu’à une correspondante de guerre. Cette Française de trente et un ans a pourtant passé près de six mois du mauvais côté des bombes avec son téléphone satellite comme seul contact avec le monde extérieur. Elle jure même que, si le FSB (le nouveau KGB) ne l’avait pas retrouvée et «poliment» invitée à retourner à Moscou, elle y serait encore.

Elle a profité de son congé forcé pour écrire un livre, Chienne de guerre, relatant son séjour dans la république séparatiste où elle partageait la maison et les abris anti-raids aériens d’une famille tchétchène. «Là-bas, sur place, il n’y a plus de différences. Que tu sois tchétchène, pas tchétchène, canadien: tout le monde s’en fout. Tu prends une bombe sur la gueule et c’est tout.»

Journalistes d’hôtels
Anne Nivat accepte de fréquenter les restaurants d’hôtels pour faire la promotion de son livre, mais elle n’a pas de patience pour ses collègues en Tchétchénie, auKoweït ou en Serbie, qui couvrent les guerres à partir d’un bar de Hilton sous prétexte qu’ils n’ont pas obtenu de visa pour aller de l’autre côté. «C’est faux! J’ai couvert la guerre en Serbie du côté serbe. C’était difficile d’avoir un visa, mais je l’ai eu! Les militaires font leur métier et nous faisons le nôtre. Le métier des militaires, surtout dans un conflit, c’est de désinformer l’opinion publique. Le métier des journalistes, c’est d’informer.»

En Russie comme ailleurs, les militaires appliquent la technique «guerre du Golfe» du contrôle des médias. Pour donner une belle image de la guerre, on gave les journalistes d’informations et on organise des visites guidées des «atrocités séparatistes tchétchènes» pour que les télévisions aient un peu de sang à mettre dans leurs reportages. Et, surtout, on s’arrange pour que les journalistes n’aient pas envie d’aller voir ce qui se passe du côté des «méchants».

«Combien de journalistes écrivent leur papier comme s’ils avaient effectué leurs visites tout seuls, alors qu’ils étaient accompagnés par des militaires russes! Il faut être honnête et le dire: "J’étais dans un groupe de douze, nous étions 100 % sous contrôle russe!" On fait notre métier ou on ne le fait pas! Si on ne le fait pas, il faut avoir le courage de le dire! Il faut dire qu’on a couvert la guerre en étant 100 % contrôlés et censurés par les militaires russes, et que nos reportages donnent une image biaisée du conflit. On dit qu’on est désolés et qu’on ne peut pas donner une image globale, au lieu de faire semblant…»

Le système dure parce que le système fonctionne. Plus de 60 % de la population russe considère que la guerre en Tchétchénie est une guerre «juste».

«La population civile en Tchétchénie est choquée, offensée. Ils ne sont pas cons, les Tchétchènes. Ils ont bien compris que le monde entier se foutait éperdument de ce qui passait chez eux. Il y a des gens qui me demandaient: "Alors, c’est vrai, que dans le monde entier on nous considère comme des bandits, desterroristes?" Ça, c’est une victoire de la propagande russe. Une grande victoire. Les Russes veulent que le monde entier croie que tous les Tchétchènes sont des terroristes. Et en gros, ils ont parfaitement réussi.»

Cherchez la femme
Quand ce qu’elle appelle la deuxième guerre tchétchène commence, à la fin de 1999, Anne Nivat est au Dagestan, la république voisine de la Tchétchénie. Par respect pour les formalités, elle demande un visa que Moscou lui refuse. Visa ou pas, elle prend un autobus jusqu’en Ingouchie et, de là, réussit à passer en Tchétchénie. «Il n’y avait personne, il n’y avait aucun journaliste, ils étaient tous à Moscou. C’est incroyable!»
Pour échapper pendant six mois aux contrôles des Russes et des rebelles, elle se déguise en bonne mère de famille tchétchène, son téléphone satellite caché sous sa robe et ses articles écrits à la main, dans ses bottes.

«Si les Russes m’avaient demandé, ne serait-ce qu’une fois, mes papiers, j’aurais été obligée de leur donner. Parce que moi, je n’ai rien à cacher. Je ne cache pas que je suis journaliste. Je ne le montre pas, mais je ne le cache pas. Mais comme on ne m’a pas demandé mes papiers, je ne les ai pas montrés.»

Comme ces femmes tchétchènes qui ont commis des attentats-suicides la semaine dernière en Russie, Nivat a rapidement compris que le fait d’être une femme pouvait être un avantage. «Moi, comme je suis une femme, je peux passer inaperçue. On ne contrôle pas les papiers d’identité d’une femme. J’avais un atout de plus par rapport aux journalistes masculins dans ce conflit.»

Quand elle rentre à Moscou, Anne Nivat constate que les journalistes qui n’avaient pas eu le courage d’aller en Tchétchénie voulaient soudainement tout savoir sur ce qui se passait là-bas. «Quand je suis rentrée, ç’a été l’énorme truc. Il y avait des tas de caméras, des reporters, j’ai donné une conférence de presse, et les journalistes pouvaient me citer. Par mon entremise, ils pouvaient dire que ce qui se déroule en Tchétchénie est un vraie guerre, non une chasse aux terroristes, et qu’il y a des milliers de civils tués.»

Anne Nivat parle avec dédain des journalistes qui couvrent la guerre à partir de leur bureau de Moscou, mais elle admet qu’ils n’ont pas tous la même liberté qu’elle. «Si je n’avais pas été freelance, je n’aurais pas couvert cette guerre de la même façon. Je l’aurais couverte moins bien, parce que j’aurais eu un éditeur derrière moi qui m’aurait dit: "Rentre, ça va, ça suffit, c’est trop dangereux; fais pas ci, fais pas ca." Alors que là, j’étais toute seule avec moi-même. Le drame, avec les journalistes, c’est qu’ils ne restent pas assez longtemps sur les lieux. Moi, je suis restée six mois, c’est énorme!»

Six mois sous les bombes d’un conflit qui, de son propre aveu, n’intéresse personne, c’est peut-être long; mais pour Anne Nivat, ce n’était pas assez. Dans une dizaine de jours, elle retournera en Russie et, aussi rapidement que possible, en Tchétchénie.
«C’est très simple: soit les journalistes décident qu’ils ne veulent plus couvrir de guerres parce que c’est trop dangereux, soit qu’ils y aillent. Il n’y a pas d’alternative. Je le répète: on fait notre métier ou on ne le fait pas.»