Île Dorval : Une île, une ville
Société

Île Dorval : Une île, une ville

Avec ses deux résidants, l’île Dorval est la plus petite municipalité du Québec. Mais, de grâce, ne le dites à personne: c’est un secret!

Quand je mets les pieds pour la première fois sur l’Île Dorval, je m’attends presque à être accueilli par de jolies danseuses en jupes de paille ou encore par un nain en costard. "C’est l’ambiance des Îles, m’avait promis Sylvie, l’agente immobilière. C’est un paradis terrestre à quinze minutes du centre-ville!"

En fait, le comité d’accueil est composé d’un sympathique col bleu municipal en chemise à carreaux qui nous salue et charge nos paquets et valises sur une espèce de voiturette de golf. "Les paquets vont être livrés à la porte des maisons", m’explique Sylvie alors qu’on se dirige vers l’une des deux seules propriétés en vente dans toute la ville. Ce service de valet n’est qu’un des nombreux avantages exclusifs auxquels j’aurais droit si je décidais d’acheter une maison dans la plus petite municipalité de la CUM, ajoute l’agente.

L’île Dorval est située dans le Lac Saint-Louis, à la hauteur de la "vraie" ville de Dorval. L’île est une municipalité totalement autonome, avec ses taxes, son conseil municipal, sa mairesse et ses… deux résidants! "Ça, c’est seulement une donnée de Statistique Canada, m’explique Claire Robinson, trésorière de la Ville. Nos deux résidants viennent ici seulement l’été. Le reste de l’année, ils habitent en Floride." Si ce n’était d’eux, l’île Dorval serait une ville sans citoyens. Les deux snowbirds sont comme considérés résidants de l’île seulement parce qu’ils ne possèdent pas d’autres propriétés au Canada.

L’île mystérieuse
La ville de l’île Dorval n’est pas une ville fantôme ou une île déserte, me rassure l’agente immobilière. Au mois de juillet, il peut y avoir jusqu’à deux cents personnes qui habitent dans les cinquante-huit chalets de l’île. L’hiver, par contre, la population baisse – comme la température – jusqu’à zéro. Du 15 octobre au 1er mai, la ville est tout simplement fermée. "Tu peux encore y aller, mais il n’y a plus de traversier, et il faut que tu apportes ta propre eau."

Sylvie m’avait donné rendez-vous devant le traversier municipal, au fond d’un stationnement anonyme du côté de l’île de Montréal. La seule indication que je suis au bon endroit est une affiche posée au bord de l’eau, loin de la rue, indiquant: "Stationnement privé", puis, en tout petit: "\Quai d’embarquement, Ville de l’île Dorval / Island City." Sur le quai, une demi-douzaine de personnes me regardent comme si j’étais un enfant qui serait allé jouer là où il ne devait pas.

"On essaie de garder ça secret", m’explique Sylvie. Puisque l’île Dorval n’est pas une île privée, en théorie, n’importe qui a le droit d’aller y faire une promenade. Pour éloigner les curieux, on cultive le mystère et on en complique l’accès.

J’avais remarqué. Si je prétends m’intéresser aux maisons que Sylvie me décrit avec enthousiasme, c’est justement parce que c’est le seul moyen que j’aie trouvé pour qu’on m’autorise à prendre le traversier réservé à ceux qui possèdent une maison sur l’île. Mais le secret a aussi ses inconvénients, me raconte l’agente immobilière: "Il y a quelques semaines, un vieux s’est cassé la hanche sur l’île, et l’ambulance n’arrivait pas à trouver le traversier!"

Le bateau fait le trajet entre l’île et Dorval de 5 h 30 à minuit, sans arrêt. Ceux qui souhaitent quitter l’île plus tôt doivent s’organiser autrement. Quelques résidents possèdent un chaloupe à moteur pour les urgences, mais la l’île compte au moins un résident qui part pour le travail tous les matins en kayak de mer.

Au bout de la longue traversée d’environ trois minutes, je ne me sens pas exactement dans les Caraïbes, mais je retrouve un peu le climat des Laurentides. C’est vert, les chemins sont de terre et il y a plein de moustiques. Pas un East Side Mario’s ou une Jeep Cherokee en vue, par contre. Il n’y a aucun commerce sur l’île et les deux seuls véhicules motorisés sont la voiturette de golf du livreur de valises et un vieux pick-up qui sert à ramasser les vidanges.

Pas de pub, s.v.p.!
Quand j’ai entendu parler de la petite ville insulaire du West Island pour la première fois, j’ai immédiatement imaginé de grandes villas de quelques millions de dollars. En fait, à l’exception de deux ou trois chalets rénovés avec vue sur le fleuve, la plupart des propriétés sont des petits chalets en bois sans fondations. C’est ce qui fait le charme de l’île, m’explique madame Robinson. "C’est un endroit fantastique pour élever des enfants. La piscine, les chemins de terre, l’absence de trafic, les maisons: c’est comme revenir cinquante ans en arrière!"

Malgré les taxes les plus élevées de la Communauté urbaine de Montréal (4,45 $ par 100 $ d’évaluation), les propriétaires sont satisfaits de leur version miniature d’"une île, une ville", et ne veulent pas entendre parler des projets de fusion de Pierre Bourque. La Ville n’a aucune dette. Son budget annuel de deux cent cinquante mille dollars sert à payer les quatre employés, le traversier, un terrain de tennis, et un hôtel de ville qui sert surtout de vestiaire pour la piscine municipale. Le service d’incendie est constitué d’un boyau d’arrosage entre les maisons. "S’il y a un feu, t’arroses", m’explique Sylvie.

Le budget sert aussi à payer la quote-part de la Ville à la CUM même si, de l’avis de Sylvie et de madame Robinson, elle n’en retire que peu de services. "Parfois, des policiers de la CUM qui s’emmerdent laissent leur auto au stationnement et viennent faire le tour de l’île à pied, dit Sylvie. Surtout le dimanche."

Pendant quatre-vingt-cinq ans (la ville a été incorporée en 1915), les habitants de l’île Dorval ont presque réussi à garder leur petite ville secrète. Mais depuis qu’on parle de réforme municipale et de Communauté métropolitaine élargie, m’explique madame Robinson, tout est en train de changer. Chaque fois que Pierre Bourque ou Louise Harel publient un tableau comparatif des municipalités du Grand Montréal, dans lequel l’île occupe systématiquement la dernière place au bas de la page avec ses deux citoyens, la ville devient un peu moins secrète.

"On fait partie de la CUM", assure madame Robinson. Puis, comme si je n’étais pas convaincu: "On fait partie du Québec! Mais je ne veux pas en parler davantage. On ne dérange personne et on n’aime pas la publicité…"