L'ADN et la peine de mort : Le sérum de vérité
Société

L’ADN et la peine de mort : Le sérum de vérité

Dans Actual Innocence, JIM DWYER, journaliste lauréat du prix Pulitzer, brosse un portrait alarmant du système judiciaire américain. Procès bâclés, avocats incompétents: chaque jour, des innocents sont envoyés en prison. Certains ont même été exécutés… Grâ¬ce aux tests d’ADN, on se rend compte que plusieurs erreurs ont été commises. Va-t-on envoyer la peine de mort à la guillotine?

Il ne restait à Ricky McGinn que dix-huit minutes à vivre quand le gouverneur du Texas et candidat à la présidence des États-Unis, George W. Bush, a donné l’ordre de reporter son exécution. Le 1er juin dernier, McGinn, un mécanicien reconnu coupable d’avoir violé et tué sa belle-fille de douze ans, allait s’allonger sur la table d’exécution sans avoir eu l’occasion de passer un test d’ADN, une technologie qui n’était pas disponible au moment de son accusation, en 1994. Bush, ardent défenseur de la peine de mort (il a approuvé cent trente-neuf exécutions au cours de ses cinq années de service, un record absolu), venait ainsi d’accorder le premier sursis de sa carrière. «Le gouverneur du Texas vient de poser un geste historique: le tout est de savoir s’il vient subitement de retrouver la raison, ou s’il tente simplement de marquer des points sur l’échiquier politique», se questionnait le webzine Salon au lendemain de l’événement.

«On peut spéculer sur les intentions réelles qui ont motivé la décision de Bush, mais le geste traduit néanmoins une réalité: les Américains n’ont plus une confiance aveugle en l’infaillibilité de leur système de justice», explique Jim Dwyer, journaliste lauréat de deux prix Pulitzer et coauteur d’Actual Innocence: Five Days to Execution, and Other Dispatches form the Wrongly Convicted (Doubleday), un livre qui fait un bilan alarmant des erreurs judiciaires commises au cours de la dernière décennie. «On savait depuis longtemps que les témoins visuels pouvaient se tromper, ou que des délateurs pouvaient inventer une histoire pour faire inculper quelqu’un: bref, on se doutait que des innocents se retrouvaient en prison. Sauf qu’aujourd’hui, l’identification par l’ADN, qui établit hors de tout doute la culpabilité ou l’innocence d’un individu lors de certains crimes, met en relief les défauts du système.»

L’héritage d’O.J. Simpson
Actual Innocence, que Dwyer vient de coécrire avec les avocats Barry Scheck et Peter Neufeld (deux membres du i>dream team qui ont défendu O. J. Simpson lors de son procès), fait état des travaux d’Innocence Project, un regroupement d’avocats et d’étudiants en droit qui révisent les jugements litigieux dans le but de trouver des erreurs qui auraient mené à l’inculpation d’innocents. «C’est un peu comme essayer de trouver une fuite sur un pneu, poursuit Dwyer. Pour y arriver, il suffit de frotter le pneu avec de l’eau savonneuse, et vous verrez de petites bulles se former là où il y a une fuite. En gros, nous faisons au système de justice ce que l’eau savonneuse fait aux crevaisons: nous identifions les erreurs, les failles du système. Et nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il était percé de partout.»

Depuis 1986, année de la fondation d’Innocence Project, soixante-sept prisonniers ont été libérés – dont huit étaient sur le point d’être exécutés. Comment expliquer que des personnes innocentes en arrivent à être condamnées à la prison à vie, voire à la chaise électrique? «Elles étaient à la mauvaise place, au mauvais moment. Imaginez: vous êtes à deux pas du lieu d’un crime, vous n’avez aucun alibi, et un témoin jure qu’il vous a vu en train de vous enfuir. Si, en plus de cela, on vous découvre un casier judiciaire pour vol à l’étalage, ou que vous apparteniez à une minorité visible, les chances sont grandes pour que vous deveniez automatiquement le suspect numéro un. Si vous n’avez pas les moyens de vous payer un avocat, celui qu’on vous désignera d’office aura plusieurs dossiers à gérer en même temps, et vous défendra avec les moyens du bord.»

C’est ainsi que Dennis Fritz, un ancien professeur de sciences de Kansas City, a été condamné à la prison à perpétuité en 1987, pour le meurtre et le viol d’une jeune fille de son voisinage. Après avoir purgé douze années de détention, il a finalement été innocenté par un test d’ADN qui a statué que le sperme prélevé sur les lieux du crime n’était pas le sien. Le test n’était pas encore disponible au moment de son accusation. Il y a quelques années, Mario Coakley, un jeune New-Yorkais souffrant d’un léger handicap mental, a quant à lui été condamné pour un viol qu’il n’avait pas commis: le soir du crime, il était chez le curé de sa paroisse en compagnie d’un groupe de chrétiens. Le jury a préféré croire le témoignage de la victime, qui jurait reconnaître son agresseur, même si elle ne l’avait qu’entraperçu dans l’obscurité. Après quatre ans passés en prison, un test d’ADN l’a finalement innocenté.

«L’arrivée des tests d’ADN, au milieu des années quatre-vingt-dix, a révolutionné le domaine judiciaire, explique Dwyer. On commence à peine à saisir l’ampleur des injustices commises avant les tests que, déjà, les images de prisonniers innocents sortant de prison après dix ans, serrant leur famille dans leurs bras et mordant dans leur première pointe de pizza sont devenues tellement banales que même les médias ont cessé de s’y intéresser!»

Quand on lui demande son avis sur le procès d’O. J. Simpson, qui a été défendu par deux des auteurs d’Actual Innocence, Dwyer fournit une réponse pour le moins étonnante : «Personnellement, je crois qu’O. J. Simpson est coupable. Il a été acquitté parce que les échantillons d’ADN ont été mal prélevés: c’est une erreur de la police. Ceci dit, son acquittement aura au moins eu le mérite de conscientiser le gouvernement quant à la façon dont l’ADN est prélevé et conservé. Aujourd’hui, les procédures de la police ont été améliorées sur ce point, et c’est une conséquence directe du procès d’O. J. Simpson. C’est paradoxal, mais les personnes innocentes sont aujourd’hui mieux servies par la justice qu’avant, en partie, grâce au procès d’O. J. Simpson!»

La mort aux trousses
La publication d’Actual Innocence arrive au moment où la peine de mort est plus que jamais remise en question aux États-Unis. Depuis le rétablissement de la peine capitale, en 1976, six cent quarante personnes ont été exécutées, et quatre-vingt-sept ont été exonérées, ou ont vu leur sentence mutée à la prison à perpétuité. De chiffres qui ne manquent pas de soulever des doutes sur la fiabilité des jugements.
Déjà, le 31 janvier dernier, le gouverneur de l’Illinois, George Ryan, a déclaré un moratoire sur les exécutions dans son État. Républicain et partisan de la peine de mort, il a pris la décision de suspendre l’application de la peine capitale à cause du nombre inquiétant de condamnés à mort qui sont finalement innocentés. En juin, un tollé médiatique sans précédent a suivi l’exécution de Gary Graham, accusé de meurtre en 1981. «Graham a été accusé et condamné à la peine capitale à la suite de la déposition d’un seul témoin visuel, et encore, le crime avait eu lieu durant la nuit! lance Dwyer. Pour la justice, c’est un terrain très glissant…» Depuis cet été, le magazine The Nation a même entrepris de publier à chaque numéro un calendrier des exécutions prévues durant le mois, et encourage ses lecteurs à réclamer un moratoire sur la peine de mort auprès de leur gouverneur.

Malgré tout, 66 % des Américains se disent toujours en faveur de la peine de mort. «Ce chiffre peut paraître important, mais il s’agit de l’appui le plus bas enregistré depuis le rétablissement de la peine capitale, explique Dwyer. Plus les gens sont informés des failles du systèmes, moins ils sont en faveur de la peine de mort. Ceci dit, il y a aux États-Unis un grand désir de pureté, de sécurité, et les gens voient souvent la peine de mort comme étant une façon de rendre le pays plus sécuritaire, de l’améliorer. Seulement, aucune statistique ne prouve que la peine de mort réussit à faire diminuer le taux de criminalité.»

Et même si les États-Unis roulent actuellement sur l’or, seulement deux États offrent aux condamnés à mort des tests s’ils n’étaient pas disponibles lors de leur arrestation. Dans les autres États, les ressources mises à la disposition des condamnés qui clament leur innocence sont trop faibles pour couvrir les frais occasionnés par les tests…

Pour Jim Dwyer, l’avenir de la peine de mort aux États-Unis dépen largement des résultats des prochaines élections présidentielles. Tandis que les démocrates se sont déjà prononcés en faveur d’un moratoire national de sept ans sur toutes les exécutions au pays, les républicains sont moins enclins à remettre en question le système actuel.

«Je suis convaincu que si Bush est élu, nous allons assister dans l’année qui suit à au moins une exécution d’un innocent. À ce jour, nous ne pouvons pas être certains à 100 % qu’une personne innocente ait déjà été jugée coupable et exécutée par erreur, parce que nous n’avons pas tous les tests d’ADN de tous les individus qui ont été exécutés. Mais au rythme où vont les choses, cela ne m’étonnerait pas qu’un scandale de la sorte éclate durant le mandat de Bush. Ce serait malheureux, évidemment, mais ça aurait le mérite de faire réagir l’opinion publique et peut-être d’arriver à abolir la peine capitale une fois pour toutes…»