Les dix ans de Ninja Tune/Coldcut : L'âge de déraison
Société

Les dix ans de Ninja Tune/Coldcut : L’âge de déraison

Dix ans, dans l’univers en mouvement perpétuel des musiques urbaines, c’est une éternité. Bien peu d’étiquettes de disques auront réussi, comme Ninja Tune, à traverser les modes et à conserver intacte cette passion dévorante de l’expérimentation. Retour sur la petite histoire d’un grand label.

"Fuck dance! Let’s art!" Ce cri de ralliement que lançait en 1997 le duo Coldcut sur l’album Let Us Play, Jonathan More et Matt Black, également cofondateurs du label britannique Ninja Tune, l’avaient mijoté depuis longtemps. Déçus de la manière dont l’industrie musicale essayait de presser le citron de leurs talents créatifs, ils décidèrent de lorgner du côté de la méthode de production indépendante. Leur premier label se nommait Ahead of our Time. Ils ne croyaient jamais si bien dire. Le problème, c’est qu’au moment où ils propageaient la bonne nouvelle du métissage jazz, funk, hip-hop et électro, vers la fin des années 80, la scène rave, avec ses rythmiques pulsées répétées jusqu’à la nausée, prenait toute la place. Les deux compères ne se reconnaissaient pas dans cette culture hédoniste sans réel propos philosophique ou social. Danser en levant les bras au ciel, très peu pour eux.

En 1990, lors d’un voyage au Japon, le choc culturel leur fait l’effet d’un comprimé d’ecstasy. Fascinés par la philosophie du personnage Ninja, son aspect zen, mi-guerrier, mi-magicien et sa capacité de disparaître d’un endroit pour réapparaître ailleurs, ils se sont juré qu’à leur retour, ils fonderaient une étiquette de disques baptisée Ninja Tune. Ils prenaient toutes leurs décisions artistiques en fonction d’une certaine distance par rapport aux modes. Les médias ont bien tenté de mettre le son Ninja Tune dans le même panier que la mouvance naissante du trip-hop, ou plus tard du drum’n’bass ou du big beat, les têtes pensantes du label continuaient de brouiller les pistes en inventant des étiquettes pour s’auto-décrire telles que Funkjazztickle Tricknology, Eclectro ou Waxploitation Scratchnology. Chez Ninja Tune, la recherche créative et technologique n’empêche en rien le sens de l’humour ou de l’autodérision…

Depuis maintenant dix ans, Ninja Tune a réussi à passer à travers les modes tout en conservant une crédibilité à toute épreuve et en repoussant sans cesse les limites technologiques leur permettant d’être constamment ahead of their time. Le secret de cette longévité? "Premièrement, Peter Quicke, le label manager, Matt et moi-même avons des goûts très éclectiques, explique Jonathan More au bout du fil. La plupart des labels ont un super D.J. et ils tentent de surfer sur la réputation de celui-ci en signant des imitations qui sont nécessairement plus pauvres en qualité. Ce n’est pas notre politique; nous n’avons qu’un seul Amon Tobin, qu’un seul Herbaliser et qu’un seul Kid Koala, et nous n’avons pas besoin d’imitations; ça aide à enrichir notre son et à éviter l’aspect unidimensionnel de beaucoup de labels. De plus, nous sommes d’abord intéressés par le contenu musical et par la façon dont on peut le réinventer sans cesse."

Décade dense
Échaudés par la façon dont sont gérées les choses dans les multinationales du disque, More, Quicke et Black ont tiré les leçons qui s’imposaient et mènent leur barque en ayant bien soin de respecter leurs artistes et de leur offrir le meilleur environnement possible pour stimuler leurs créations. "Nous ne sommes pas très impliqués dans le processus de création de nos artistes, admet More. S’ils veulent de l’aide sur le plan de la production, nous avons le matériel nécessaire dans nos studios, et on peut les conseiller sur la sélection finale des morceaux qui se retrouveront sur l’album; mais la plupart produisent eux-mêmes leur musique et nous l’envoient lorsque c’est terminé. Tout est une question de confiance, et nous leur laissons le plus de liberté possible."

"Nous n’avons pas toujours pris les meilleures décisions, continue Jonathan, mais le point tournant de notre évolution fut certainement notre décision, en 1994, de scinder Ninja Tune en deux labels: Ntone pour les trucs électroniques plus expérimentaux, et Ninja Tune pour les expérimentations hip-hop/jazz/funk/électro. Plus tard, en 98, on a aussi créé Big Dada pour nos productions hip-hop au feeling jazzé. C’est arrivé au bon moment car le goût du public était en train d’évoluer et les gens commençaient à mieux accepter l’idée de l’éclectisme musical."

L’année 1996 fut également importante dans la décade de Ninja Tune. Des parutions majeures comme celles de Funki Porcini, DJ Food, Up, Bustle & Out, DJ Vadim, London Funk All-Stars, Neotropic et la compilation double Flexistentialism, l’arrivée d’Amon Tobin dans leur écurie, mais aussi l’année de la rencontre entre Jonathan More et le D.J. montréalais Kid Koala, de même que celle de la fondation de leurs quartiers généraux nord-américains ici même, à Montréal. Une décision surprenante, compte tenu de l’attrait habituel que provoquent des villes plus importantes comme New York, Los Angeles ou même Toronto; mais décision que ne regrette pas du tout le principal intéressé: "Montréal est un endroit magnifique et Jeff, Philippa et toute l’équipe montréalaise font un travail extraordinaire. Et strictement du point de vue commercial, c’est un choix judicieux; c’est moins cher à faire fonctionner que dans les autres grandes métropoles, surtout pour le prix des loyers, et l’entente de libre-échange avec les États-unis facilite le commerce avec les Américains. De plus, les Américains sont si arrogants que je suis bien content de leur donner une petite leçon de gestion…"

Lorsqu’on demande à Jonathan More de nous nommer l’artiste de Ninja Tune dont l’évolution l’a le plus surpris, il répond sans hésiter: "Certainement Amon Tobin. Il est ni plus ni moins qu’un forgeron des échantillonnages; il est capable de chauffer un sampling d’une telle façon qu’il réussit à le tordre en musique. Ses albums sont très sombres, ils prennent du temps à se laisser découvrir et pourtant ils rejoignent beaucoup de monde. Je suis réellement content de voir que dans son cas, le bouche à oreille a vraiment fonctionné." Et le Ninja le plus sous-estimé? "Je crois qu’Up, Bustle & Out mériteraient beaucoup plus d’attention, ils ont un show live incroyable mais ils n’ont pas beaucoup tourné, ce qui explique peut-être qu’ils ne soient pas plus connus."

Explosant dix
Et puisque nous avons un des artistes et dirigeants de label parmi ceux qui ont le mieux compris les possibilités artistiques qu’offraient les nouvelles technologies, pourquoi ne pas lui demander son avis sur le sujet de l’heure: les MP3 et la distribution de musique sur le Web? "Nous sommes présents sur le Web depuis assez longtemps pour savoir ce qui est bon, ce qui a du potentiel et ce qui est de la bullshit, affirme More. Nous offrons depuis longtemps des extraits sonores ou visuels en format MP3, et ça fonctionne très bien. Et notre philosophie par rapport aux formats digitaux, c’est que la propagation de la musique téléchargeable peut permettre aux jeunes consommateurs (qui n’ont pas un grand pouvoir d’achat) de se familiariser avec un grand nombre de styles et ainsi d’être en mesure de se forger leurs propres goûts musicaux à peu de frais comparativement au nombre astronomique de CD qu’ils devraient acheter pour y arriver. Et, de toute façon, ils iront éventuellement acheter les disques qui les intéressent car ils voudront posséder l’objet."
S’il y a bien quelque chose que toutes les technologies numériques du monde ne pourront remplacer, c’est l’expérience que procure une performance live de Coldcut. Lors de son dernier passage au Medley, il y a trois ans, le duo avait mis tout le monde sur le cul grâce à sa proposition multimédia hautement innovatrice qui donnait autant à voir qu’à entendre. Jamais avait-on vu une interaction aussi serrée entre l’image et le son. Pour le concert prévu le 13 octobre, dans le cadre du FCMM, au Media Lounge, et qui fait partie de la tournée Xen Tour, célébrant les dix ans du label, on peut certainement s’attendre à du nouveau matériel. Mais pour ce qui est de l’entendre sur CD, il faudra patienter encore un peu car More et Black n’ont toujours pas commencé à travailler sur un nouvel album. "Nous avons eu beaucoup d’autres choses à faire ces dernières années; nous avions un show live à concevoir et à faire évoluer au fur et à mesure qu’on testait les possibilités infinies de nos équipements et de nos logiciels. Vjamm, par exemple (voir l’article Révolutions), est devenu de plus en plus sophistiqué car nous voulions en faire un logiciel qui nous permettrait de créer des morceaux beaucoup plus complexes. Nous sommes encore à l’élaborer, de même qu’un autre logiciel appelé Djamm, qui devrait être prêt bientôt. Alors encore quelques mois et nous pourrons jammer librement avec ces nouveaux outils."

Il ne reste qu’à souhaiter longue vie à cette étiquette de disques exemplaire où se côtoient musique, technologie, multimédia, engagement social, expérimentation et plaisir ludique. Dans un univers musical contrôlé en grande partie par des corporations misant sur la musique fabriquée en série et jetable après usage, c’est ce qui pourrait nous arriver de mieux…

Coldcut en spectacle
Le 13 octobre
Au Media Lounge


Ninja Tune et le multimédia
Révolutions

La manière Ninja Tune, c’est une affaire de révolutions. Créateur de logiciels tels que Vjamm et Djamm, Ninja Tune lance un message à tous les D.J. et V.J. de ce monde: il faut changer de disque. Péril en la demeure.

Écouter à la radio les oeuvres de Coldcut et de Hexstatic, deux des principaux groupes du label Ninja Tune, c’est un peu comme si vous décidiez d’écouter Le Parrain dans votre auto. Il vous manquera forcément quelque chose: l’essentiel. À la fois cofondateur de Ninja Tune et membre du duo britannique Coldcut, Matt Black a programmé les deux logiciels qui lui ont permis d’ébranler les fondations de l’univers des D.J., et de lancer celui des V.J. Avec Vjamm et Djamm, Matt Black savait exactement ce qu’il faisait: pousser son art hors des frontières établies en y incorporant une véritable recherche aux niveaux logiciel et technologique. Conçus à la base pour leurs performances live, ces logiciels de montage et de remixage vidéo en temps réel, Matt Black et son acolyte Jonathan More ont ensuite choisi de les distribuer pour permettre à d’autres de suivre leur voie musicale, celles des révolutions. "Aujourd’hui, quand je vois l’état de la dance music, je me dis que les D.J. ont peur des révolutions, dit Matt Black dans une entrevue qu’il accordait à Voir et au magazine Convergence. Ils ont peur du changement. Ils veulent rester assis sur leurs belles boîtes de disques et ne pas tenir compte des changements qui se déroulent dans le monde. Ils ont peur de la révolution dans tous les sens du terme: autant musicalement, politiquement que spirituellement. Les D.J. préfèrent le surplace. Ils croient qu’ils sont en sécurité et que leur avenir est assuré. Mais le changement se manifeste toujours; soit que vous vous adaptiez, soit que vous mouriez."

Pour Matt Black, véritable concepteur de la philosophie technologique de Ninja Tune, "l’idée que le D.J. est une personne, du haut de sa chaire, en train de jouer avec des bouts de plastique, est plutôt révolue. Les D.J. devraient présenter davantage de performances en groupe, incorporant les signaux des autres, et intégrant la vidéo. L’avenir du D.J., c’est un mélange du vidéaste maison, du groupe rock et du D.J."

Contamination techno
En distribuant des versions de ses logiciels avec ses disques (Let Us Replay, par exemple), Coldcut a permis non seulement à d’autres V.J. et D.J. mais aussi à Monsieur et Madame Tout-le-monde d’explorer ces nouvelles technologies de création. Une sorte de contamination et de démocratisation techno où l’auditeur délaisse son rôle passif pour devenir cocréateur des pièces du groupe britannique. "Le succès ultime, c’est de voir nos idées se propager, poursuit Matt Black. Et lorsque d’autres personnes utilisent nos logiciels, nous voyons bien que nos idées se propagent." C’est exactement ce qui est arrivé à Stewart Warren-Hill, collaborateur de longue date de Coldcut (il a entre autres créé les visuels de la pièce Timber) et fondateur du groupe Hexstatic, un rejeton du label Ninja Tune: "Nous avions sensiblement les mêmes idées en même temps, et le premier résultat fut Timber. Après le succès incroyable de Timber, j’ai voulu créer un album complet."

Cet album, c’est le CD-ROM et CD Rewind, une incursion multimédia où se rejoignent la vidéo, la musique électronique et le jeu vidéo. Proposant une esthétique inspirée des vieux jeux vidéo, tels que Defender, des interfaces interactives, de la musique électronique et des logiciels permettant de remixer soi-même certaines pièces, cet album audiovisuel fait l’effet d’une bombe. L’effet Ninja Tune s’est bien fait sentir.

"Ninja Tune est un formidable catalyseur d’artistes ayant une réflexion avant-gardiste, poursuit Warren-Hill. Ce label a donné une plate-forme à des artistes comme nous afin que nous puissions créer des choses nouvelles. Ç’a été tout simplement génial pour moi d’être en contact avec eux il y a cinq ou six ans. On a fini par créer des travaux que nous ne pensions jamais pouvoir réaliser. Et c’est la même chose pour de nombreux artistes. Les gens essaient de nous catégoriser en disant que nous sommes musiciens ou cinéastes. Mais nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Nous sommes des digital artists (artistes du numérique)."

Le médium est le message
Après avoir conquis la scène musicale européenne, Coldcut et Hexstatic délaissent peu à peu le V.J. pur et dur pour se concentrer sur leurs albums respectifs. Les tournées se succèdent, des tournées où leur appareillage technologique sert désormais à mettre sur scène les contenus audiovisuels de leurs albums. "On rejoue sensiblement ce qui se trouve sur nos albums, mais on essaie de remixer et de scratcher nos vidéos comme on le faisait pour la musique, dit Warren-Hill, expliquant un peu ce à quoi on devrait s’attendre comme performance live lors du prochain FCMM. "La technologie me permet simplement de réaliser des trucs qui n’ont jamais été faits auparavant, comme de manipuler la vidéo et la musique comme étant une seule matière, continue-t-il. Nous croyons que ce que nous faisons est la prochaine étape de la musique électronique, une sorte de progression naturelle. La vidéo et la musique se retrouvent désormais sur un ordinateur: pourquoi ne pas les mettre ensemble?"

Engagés politiquement (dette du tiers-monde, environnement, etc.), Coldcut et Hexstatic croient qu’il n’y a pas que les paroles d’une chanson qui puissent véhiculer un message; la technologie se présente aussi comme un outil de changement: "Je conçois la technologie comme un outil, mais en même temps comme une force qui favorise une certaine évolution, qui permet d’effectuer des changements, dit Matt Black. Et puisque le contenu est important pour nous, la technologie est mise au service de la création et de la distribution de nos messages. Par le passé, le contenu, pour la musique, c’était d’avoir une bonne chanson, de bonnes paroles et de bons refrains. Mais je crois que l’on peut avoir différents types de contenus mixés à la musique, hormis les textes, et c’est ce qu’on tente de faire."

(Carlos Soldevila)

Hexstatic en spectacle
Le 14 octobre
Au Media Lounge

Les dix essentiels de Ninja Tune

Coldcut: Let Us Play et Let Us Replay

DJ Food: Recipe For Disaster, Refried Food, Kaleidoscope

The Herbaliser: Remedies, Blow Your Headphones et Very Mercenary

Hexstatic: Rewind
Kid Koala: Carpal Tunnel Syndrome
Mr Scruff: Keep It Unreal

Funki Porcini: Hed Phone Sex, Love, Pussycats & Carwrecks et The Ultimately Empty Million Pounds

Amon Tobin: Bricolage, Permutation et Supermodified

Up, Bustle & Out: The Breeze Was Mellow, One Colour Just Reflects Another, Light’Em up, Blow’em out, Master Sessions 1

DJ Vadim: USSR Repetoire, USSR Reconstruction, Life from the Other Side