Blanchiment de la peau : La couleur de l'argent
Société

Blanchiment de la peau : La couleur de l’argent

Depuis plus d’un quart de siècle, les femmes noires de plusieurs pays d’Afrique s’éclaircissent la peau. Au Sénégal, la dépigmentation de la peau est une telle épidémie que le personnel médical, les médias et diverses associations montent au front pour déplorer cette pratique qui est devenue un problème de santé publique majeur. Malheureusement, Montréal n’échappe pas à ce phénomène.

Le phénomène africain

Le phénomène de la dépigmentation est apparu en Afrique à la fin des années 60. L’éclaircissement de la peau est pratiqué dans plusieurs régions d’Afrique, mais les principaux pays touchés sont le Togo, le Sénégal, le Mali, le Congo (où beaucoup d’hommes s’éclaircissent également la peau) et l’Afrique du Sud. Selon une étude effectuée par la dermatologue africaine Dre Fatimata Ly, qui travaille à l’Institut d’hygiène social de Dakar, 58 % des Togolaises de plus de 16 ans se dépigmentent la peau, contre 52 % pour les Sénégalaises et 25 % pour les Maliennes.

Les explications pour comprendre ce qui motive les femmes noires à vouloir une peau plus claire sont diverses, mais parmi celles qui sont le plus souvent avancées, on trouve des raisons esthétiques (d’après une étude réalisée par l’Institut d’hygiène social de Dakar, 89 % des Sénégalaises affirmaient utiliser les produits éclaircissants pour une raison d’ordre esthétique), le désir de ressembler à des personnalités noires qui ont le teint clair ou encore le rêve d’accéder à une vie meilleure si on a le teint plus clair, car dans bien des pays d’Afrique, les gens les plus fortunés sont les Blancs ou encore les Métis. Dre Dion (nom fictif), une médecin exilée en Afrique depuis 25 ans et qui demeure à Dakar depuis maintenant deux ans, invoque également une autre raison: "En fait, je crois que les femmes sont persuadées que les hommes préfèrent les femmes claires, un peu comme on avait l’habitude d’entendre que "les hommes préfèrent les blondes". Quand je pose la question aux femmes – pour savoir pourquoi elles s’éclaircissent la peau -, ces dernières disent que c’est pour plaire à leur mari. Par contre, quand je pose la question au mari, il affirme que lui est contre cette pratique et qu’il essaie de dissuader sa femme d’utiliser des produits éclaircissants."

La dépigmentation de la peau est une pratique qui touche toutes les couches socioprofessionnelles, de la "bonne" à l’institutrice, en passant par la femme du premier ministre de la Côte-d’Ivoire. Les femmes riches utilisent des produits importés d’Europe ou des États-Unis, alors que les femmes pauvres achètent des produits du marché ou encore se concoctent des recettes maison très nocives pour la peau. "Il y a des femmes qui utilisent du shampoing mélangé à de l’eau de Javel", affirme Dre Dion.

Les produits pour l’éclaircissement de la peau sont très divers mais on peut les diviser en deux grands groupes. Le premier regroupe les dermocorticoïdes qui sont des médicaments utilisés en dermatologie. Le second est celui des produits dits cosmétiques. La substance chimique éclaircissante la plus connue, que cela soit dans les dermocorticoïdes ou les produits cosmétiques, est l’hydroquinone. Dans la majorité des pays d’Afrique, il n’y a pas de contrôle strict quant à la vente des produits dépigmentants et les consommatrices se détruisent la santé parce que les produits ne sont pas utilisés adéquatement. Des femmes utiliseront des dermocorticoïdes (disponibles en vente libre bien que considérés comme des médicaments) même si elles n’ont pas de problème de peau alors que d’autres mélangeront divers produits pour un éclaircissement plus rapide. De plus, les produits éclaircissants qui devraient être appliqués uniquement sur des régions affectées le sont sur des surfaces beaucoup plus grandes et, comme l’explique Dre Dion, cela est souvent en fonction du code vestimentaire. "Il y a des femmes qui utilisent les produits sur tout le corps, d’autres sur le visage, le cou et les épaules. Si elles portent plus les grands boubous ou les tenues africaines, elles privilégient le décolleté, les bras et le haut du dos. Si elles s’habillent plus à l’occidentale, l’étendue de la peau à décolorer est plus grande pour ne pas qu’il y ait des zones de démarcation visibles."

Dépendamment de la surface traitée, des produits employés et de la durée de leur utilisation, les complications médicales dues à une mauvaise utilisation des éclaircissants sont inquiétantes. Parmi la multitude de complications possibles, on trouve des infections de la peau (gales, infections bactériennes, etc.), l’apparition de vergetures énormes et disgracieuses, une diminution de l’épiderme qui dégage alors une odeur caractéristique car les glandes sudoripares sont détruites. Les produits à base d’hydroquinone peuvent également être une cause de diabète, d’hypertension artérielle et même de cancer de la peau (il a été démontré que l’hydroquinone est cancérigène chez l’animal). De plus, les gynécologues et les sages-femmes mettent les femmes enceintes en garde car les produits éclaircissants peuvent passer à travers la peau et pénétrer ensuite dans la circulation sanguine générale et ainsi causer de lourds dommages aux bébés. Et comme le relate la dermatologiste Fatimata Ly, dans des cas extrêmes, la dépigmentation peut même être une cause de mortalité. "Le pire cas que j’ai vu est celui d’une dame de 40 ans qui a présenté un érysipèle (infection bactérienne) qui s’est compliqué en cellulite et cette patiente est décédée des chocs d’une origine infectieuse."

Malgré la sensibilisation effectuée par le personnel médical, les émissions de télévision ainsi que les journaux, les femmes africaines continuent de se décolorer la peau. Juste au Sénégal, les femmes achètent pour plus de 10 millions de dollars de produits éclaircissants par mois. Le budget familial mensuel pour ces produits cosmétiques peut dépasser les 2000 $. Les compagnies qui fabriquent les produits en Afrique, mais bien souvent en Europe et aux États-Unis, ont intérêt à ce que les femmes noires continuent à s’éclaircir la peau, même si ces entreprises sont très conscientes des dangers que constituent les produits qu’elles fabriquent. Auparavant, les éclaircissants contenant moins de 2 % d’hydroquinone n’étaient pas considérés nocifs pour la peau, mais depuis le 1er janvier 2001, il y a une interdiction par l’Union européenne d’utiliser la substance chimique dans les produits de beauté. Bien qu’il y ait une certaine reconnaissance du danger de l’hydroquinone par l’organisation européenne, le problème de la dépigmentation artificielle perdure sur le continent africain, entre autres parce que les compagnies européennes et américaines ont le droit d’exporter des produits composés de substances interdites si le pays auquel ils sont destinés ne les interdit pas.

Vu les ravages que la dépigmentation de la peau cause aux femmes noires, des associations de sensibilisation, comme l’Association internationale d’information sur la dépigmentation artificielle, créée par Dre Fatimata Ly, s’organisent en Afrique. Le but de l’AIIDA est de sensibiliser la population et les leaders d’opinion au phénomène de la dépigmentation artificielle, mais également de faire reconnaître par l’Organisation mondiale de la santé que cette pratique est un problème de santé majeur et qu’il faut agir. L’action de l’AIIDA et des autres associations a sa raison d’être car désormais le problème de la dépigmentation artificielle fait de plus en plus d’adeptes dans d’autres parties du globe, comme en Inde, à Taiwan et au Japon.

De l’Afrique à Montréal
À Montréal, il est très facile de trouver des produits éclaircissants, notamment à base d’hydroquinone, dans les boutiques de cosmétiques fréquentées majoritairement par des femmes noires. Et des consommatrices, il y en a, comme Aïcha, une jeune Africaine de 20 ans, arrivée à Montréal depuis deux ans, qui avoue avoir utilisé des produits dépigmentants très nocifs en Afrique, mais qui a grandement diminué l’utilisation de crèmes éclaircissantes depuis qu’elle est au Québec. "Avant de venir au Québec, j’étais très claire. Je ressemblais à une Métisse. J’utilisais une crème africaine qui contenait supposément 2 % hydroquinone, mais je crois que la concentration réelle était plus élevée. Je commençais à me gratter et des vergetures commençaient à apparaître. Quand mon père m’a dit d’arrêter d’utiliser ce produit, j’ai arrêté. Maintenant, je m’éclaircis seulement deux mois avant de rentrer en Afrique." Elle ajoute: "Ici, comme personne ne me connaissait quand je suis arrivée, les gens me prennent comme je suis. Par contre, en Afrique, les gens m’ont vue avec un teint plus clair alors je suis obligée de m’éclaircir la peau quand j’y retourne."

Bien que Aïcha n’utilise plus de produits avec une concentration plus élevée que 2 % d’hydroquinone, il est tout de même possible de se procurer des produits dans certaines boutiques de cosmétiques montréalaises, provenant de divers pays, où la concentration de cette substance chimique excède les 2 % d’hydroquinone, ce qui est illégal selon Mme Chartrand de l’Ordre des pharmaciens du Québec: "Lorsqu’un produit contient plus de 2 % d’hydroquinone, il ne peut pas être vendu autrement que dans une pharmacie, sous le contrôle d’un pharmacien, parce que c’est considéré comme un médicament. Le pharmacien montera un dossier sur le client et effectuera une étude pharmacologique pour vérifier si le client peut prendre le médicament." De plus, pour rencontrer les exigences des lois canadiennes, tous les produits de beauté (canadiens comme étrangers) vendus au Canada devraient être répertoriés dans la base de données de Santé Canada et faire également l’objet d’une déclaration cosmétique, mais certaines personnes ignorent ce règlement de sorte qu’elles passent outre les contrôles de l’organisation gouvernementale. Par contre, Santé Canada est au courant des dangers de l’hydroquinone et a modifié certaines politiques. "En ce moment, nous n’acceptons plus de déclaration de cosmétique pour de nouveaux produits contenant de l’hydroquinone. La politique actuelle ne permet plus l’utilisation de l’hydroquinone dans les produits de beauté à l’exception des produits pour les cheveux et les ongles." Même si Santé Canada et d’autres organisations à travers le monde reconnaissent les dangers de l’utilisation des produits à base d’hydroquinone, le problème de la dépigmentation artificielle est loin d’être réglé. Aussi longtemps que l’influence occidentale prévaudra dans les diverses parties de la planète, des hommes et des femmes mettront leur santé en péril, que cela soit en Afrique, en Inde, à Taiwan, au Japon et même… à Montréal.