La religion du Canadien de Montréal : Saints Habitants
Société

La religion du Canadien de Montréal : Saints Habitants

Les Québécois sont des adeptes invétérés d’une "religion" qui suscite ferveur et communion, le Canadien de Montréal, rappellent les auteurs d’un ouvrage collectif audacieux et passionnant: La Religion du Canadien de Montréal.

Voir: Selon vous, le Canadien de Montréal est devenu au fil des années une "religion" très populaire au Québec.

Olivier Bauer: "Le Canadien de Montréal n’est pas une "religion" au sens strict du terme. En effet, il manque au Canadien, fondamentalement et indéniablement, une référence explicite et assumée à une Transcendance, à un Dieu, à une divinité ou à un Ultime, quel qu’Il ou qu’Elle soit. Mais ce constat n’ôte pas pour autant au Canadien tout caractère religieux. Il faut reconnaître que ce club de hockey présente bien des aspects d’une religion. Le Canadien remplit deux fonctions majeures de la religion: transmettre et perpétuer des traditions et être un lien autour duquel communient des individus. Particulièrement durant cette année où on a commémoré en grande pompe le centenaire du Canadien, on a maintes fois évoqué les traditions légendaires qui font partie intégrante de l’histoire du tricolore: les émeutes, en 1955, provoquées par la suspension de Maurice Richard, l’invention du lancer frappé par Boum Boum Geoffrion, le premier masque porté par Jacques Plante… Des rites que le Canadien s’escrime à maintenir vivants. Il y a aussi à Montréal une "ferveur religieuse" autour du Canadien, qui s’exacerbe quand les séries approchent et que "ça commence à sentir la coupe Stanley". Une ferveur qui rapproche des millions de personnes de toutes les origines ethniques et culturelles. À Montréal et au Québec, le Canadien est un facteur important d’intégration sociale, qui réunit les Québécois "pure laine", les minorités ethniques, les anglophones, les francophones, les catholiques, les protestants, les juifs, les musulmans… Il me semble qu’il y a cent ans, ce n’était pas aussi évident que ça à Montréal, sauf sur la patinoire."

Le Canadien est une "religion prosélyte" qui compte de plus en plus d’adeptes?

"Absolument. Comme n’importe quelle religion, le Canadien fait aussi du prosélytisme auprès des nouveaux immigrants. Pour ces derniers, encourager ce célèbre club de hockey, ça fait partie des rites d’intégration à la société québécoise: porter le chandail, une casquette ou une tuque arborant les couleurs et l’effigie du Canadien, suivre religieusement les matchs du tricolore, aller au Centre Bell…"

À une époque où le catholicisme est en plein déclin au Québec, le Canadien n’est-il pas en fin de compte une religion de substitution pour beaucoup de Québécois?

"Je trouve que le rapport à l’Église catholique et le rapport au Canadien de Montréal ont changé de manière relativement parallèle. Au Québec, dans les années 30, 40 et 50, on allait à l’église tous les dimanches puis on écoutait à la radio tous les matchs du Canadien. Ça faisait partie d’une façon de vivre, d’une culture populaire. Aujourd’hui, au Québec comme dans les autres sociétés occidentales, beaucoup d’églises sont vides. Par contre, en ce qui a trait au Canadien, depuis quelques années, il est quasiment impossible d’aller au Centre Bell, car les places disponibles sont rarissimes. Il y a dix ans, le Canadien devait se battre pour vendre ses billets. Peut-être que dans deux ou trois ans, quand l’effervescence suscitée par les célébrations du centenaire du Canadien se sera émoussée, et si celui-ci ne participe plus aux séries éliminatoires, la fièvre qui sévit actuellement s’apaisera et l’intérêt pour le tricolore sera moindre. Les églises et le Canadien font aujourd’hui le même travail, fort ardu: convaincre les gens de s’intéresser à la religion et au hockey."

D’après vous, le Canadien est une "religion inégalitaire". Pourquoi?

"En tout cas, si le Canadien est une religion, il n’est pas une religion égalitaire. Il y a toute une hiérarchie dans ce club de hockey: dans son organisation interne; il y a des joueurs-superstars – leurs salaires mirobolants signifient quelque chose; certains joueurs seulement sont autorisés à parler aux médias… C’est clair que si le Canadien est une religion, c’est une religion qui se nourrit des différences qu’elle génère. Au Centre Bell, c’est aussi très hiérarchisé: au fur et à mesure qu’on descend vers la glace, les places coûtent plus cher. Le Canadien est une religion qui sanctionne des différences sociales, qui ne naissent pas dans la patinoire."

Selon vous, l’"ascèse" que l’on retrouve dans les religions occupe aussi une place prépondérante dans la philosophie du Canadien de Montréal.

"Le Canadien est une religion très dure qui exige de ses joueurs une ascèse impitoyable au plan physique – même si ces derniers ont quelques moments où ils se libèrent -, de la discipline, de l’entraînement, de la nutrition… La souffrance sur la glace… Les bras meurtris des joueurs du tricolore me font toujours penser aux meurtrissures des mains du Christ."

Dans l’entrevue qu’il vous a accordée pour ce livre, un ancien joueur du Canadien, Réjean Houle, affirme que dans son club, "même les coups de poing sur la gueule n’étaient pas considérés comme un péché"! Il y aurait donc au hockey une violence qui ne serait pas incompatible avec les valeurs prônées par le christianisme?

"Depuis le milieu du 19e siècle, dans les pays anglo-saxons, il y a un mouvement protestant qui s’appelle "Muscular Christianity", qui défend une idée iconoclaste, à savoir que la religion chrétienne telle qu’on nous l’a présentée au cours du 10e siècle était une religion faite pour les femmes et non pour les hommes. Ainsi, le Jésus qu’on nous présente est un Jésus qui est une femmelette et non un vrai homme au sens masculin, viril, du terme. Il y a donc tout un mouvement du christianisme qui s’emploie à valoriser le fait qu’on peut être un homme avec tous les stéréotypes que ça comporte, notamment le fait d’utiliser ses muscles dans le cadre de la foi chrétienne. Ainsi, des mouvements d’obédience protestante férus de sports "légitiment" la violence sur une patinoire de hockey parce qu’ils considèrent que celle-ci s’exprime avec honneur, face à face. À la différence du football européen – soccer -, où les joueurs se donnent des coups par derrière, au hockey, les adversaires se mettent face à face, enlèvent leurs gants et commencent à se battre comme des hommes… et sportivement. Dans la perspective des religions, on pourrait dire qu’un sport qui met en scène l’affrontement, la violence, c’est une fonction de libération, presque d’exorcisme de la violence. Ce qui est intéressant, c’est que le hockey est un sport violent sur la patinoire, mais dans les gradins, c’est un sport très paisible, en tout cas à Montréal. À part les émeutes de l’année dernière, il y a rarement des hooligans dans les gradins du Centre Bell. Sur la glace, la violence qui sévit est réglementée, ce qui permet de rester dans des limites acceptables."

La Religion du Canadien de Montréal
Sous la direction d’Olivier Bauer et de Jean-Marc Barreau
Éditions Fides, 2008, 180 p.