Entrepôt Amazon en Ontario : La guerre du livre aura-t-elle lieu?
Société

Entrepôt Amazon en Ontario : La guerre du livre aura-t-elle lieu?

La demande d’installation d’un entrepôt Amazon en Ontario soulève l’ire des libraires indépendants qui y voient une menace pour la culture canadienne, tandis qu’elle met en évidence, paradoxalement, l’évolution inéluctable de l’économie du livre. Des vertus du protectionnisme?

"La demande d’Amazon a été déposée en janvier et la réponse du gouvernement a déjà été reportée de la mi-mars à la mi-avril. C’est quand même un bon signe!" Caustique, mais optimiste, Marie-Hélène Vaugeois, présidente de l’Association des libraires du Québec (ALQ), a des raisons de l’être: si Amazon ouvre un entrepôt canadien, c’est tout l’équilibre de la fragile économie du livre qui sera remis en question. Et le scénario a toutes les chances de se réaliser, à en croire Stanley Péan, président de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), qui lance, franco: "Il y a des autorités fédérales qui doivent regarder tout cela en vertu de la Loi sur la concurrence. Mais l’ennui avec le gouvernement conservateur, c’est que le big business a toujours raison."

Harry Potter à perte

L’UNEQ a affirmé, la semaine dernière, son soutien à l’ALQ et à The Canadian Booksellers Association en envoyant une lettre au ministre du Patrimoine canadien, James Moore. Dans la missive, l’organisme réclame une intervention du gouvernement pour interdire l’implantation physique d’Amazon. Le nerf de la guerre: les best-sellers, les prix cassés (de 10 à 30 % de différence entre Amazon et les librairies) et la capacité de vendre à perte des gros joueurs: "Les grandes surfaces vendent les livres comme un produit d’appel, dit Stanley Péan. Dans un contexte où Walmart et Costco se font déjà la guerre sur les titres vendeurs, l’arrivée d’un plus gros joueur n’est pas une bonne nouvelle pour la littérature canadienne et québécoise, envers lesquelles ils n’ont aucune obligation."

À titre indicatif, en 2007, Amazon a essuyé une perte sur les ventes de la série à succès Harry Potter à cause des rabais accordés à ses clients pour réaliser un coup de marketing.

"C’est une vieille question, rappelle Claude Martin, professeur au département de communication de l’UdeM et économiste spécialisé dans les industries culturelles. Dans les années 1970, lorsque Hachette est arrivée au Québec et a tenté de prendre le contrôle de plusieurs librairies, ça a provoqué une véritable levée de boucliers. C’est à ce moment qu’ont été mis sur pied la loi sur le livre et le réseau des librairies agréées." Seule différence ici, et de taille: les ventes par correspondance d’Amazon sont en vigueur depuis 2002. Le Canada est le seul pays où l’entreprise ne dispose pas d’un centre de distribution pour expédier ses livres.

Protectionnisme salutaire

Révélées au début mars, les ambitions du géant américain en territoire canadien s’accompagnent de belles intentions: le groupe affirme avoir été plus actif pour promouvoir la culture canadienne dans le pays et à l’étranger que n’importe quel autre commerçant. Sceptique, Marie-Hélène Vaugeois: "En ce moment, on peut voir le dernier Dickner sur la page d’accueil, certes. Mais ça arrive une fois par année." Propriétaire de la librairie Vaugeois à Québec, elle remarque déjà la difficulté de s’approvisionner en titres vendeurs: "Ils constituaient une grosse partie de notre chiffre d’affaires dans les années 1980. Aujourd’hui, plus rien."

Dans ce contexte, les librairies traditionnelles tirent tout de même bien leur épingle du jeu: elles sont plus d’une centaine agréées au Québec, et elles possèdent encore la plus grosse part du marché: selon les données de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec, près des deux tiers (63,2 %) des ventes finales de livres neufs se sont faites en librairie en 2008, contre 9 % dans les grandes surfaces. Alors, protectionniste, le milieu du livre?

"Nos auteurs et nos maisons d’édition représentent de 30 à 40 % du marché québécois. Et c’est grâce au protectionnisme, rétorque Claude Martin. Si vous enlevez ça, on va tomber à 20 ou 15 %." Mais il ajoute: "La montée du numérique est inéluctable. Après le porno, la première commande sur Internet, c’est dans le domaine du livre! Il faut que les indépendants s’organisent pour offrir du livre québécois sur le Web aux consommateurs: on est entré dans une ère de grande concurrence." À l’ALQ, on a compris le message: un portail est actuellement en construction, qui donnera accès dès l’automne à toute la littérature francophone. D’ici là, les Librairies indépendantes du Québec (LIQ) proposent leur propre portail, consacré celui-là à la littérature d’ici (livresquebecois.com).