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P-6 ou comment se débarrasser de la mens rea

Il existe différents régimes de responsabilité pénale.

Sans vouloir donner ici un cours d’introduction au droit pénal, je tenterai de les expliquer brièvement afin de démontrer l’inutilité du Règlement P-6 sur la prévention des troubles de la paix, de la sécurité et de l’ordre publics, et sur l’utilisation du domaine public.  Son inutilité, et son caractère excessif.

Différents régimes de responsabilité pénale donc : 1) le régime de la responsabilité absolue, 2) le régime de la responsabilité stricte, 3) le régime de la mens rea.

Dans le premier cas, la personne est coupable peu importe ce qu’elle avait en tête en commettant l’infraction.  C’est le cas de l’interdiction de stationnement.  Il est peu pertinent de contester une telle contravention en expliquant au juge qu’on avait mal à la tête et besoin d’entrer urgemment à la pharmacie. Il n’y a quasiment aucun moyen de se défendre contre une accusation portée conformément au régime de la responsabilité absolue sauf, évidemment, de dire «c’est faux, je ne roulais pas à 150km» ou encore «c’était mon frère qui conduisait».  On pourrait aussi convaincre un juge qu’on n’avait pas le choix de dépasser sur une ligne double puisque l’autobus devant s’était immobilisé pour plusieurs heures.

Mais ce qu’il faut retenir des infractions de responsabilités absolue, qu’on retrouve le plus souvent dans les lois pénales provinciales, dans certaines lois pénales fédérales et dans les règlements municipaux, c’est que la poursuite n’a pas à prouver que le contrevenant avait une intention malveillante au moment de commettre l’infraction : elle n’a pas à prouver de faute morale mais simplement que l’acte a été posé.

Depuis l’avènement de la Charte canadienne de droits et libertés, les tribunaux ont décidé que jamais une infraction de responsabilité ne peut amener une peine de prison.  C’est simple : pour aller en prison, il faut être moralement fautif.

Dans le second cas, c’est-à-dire dans les cas d’infractions de responsabilité stricte, la poursuite n’a pas non plus à prouver une intention mauvaise, mais elle doit quand même prouver une faute morale objective. L’accusé peut se défendre, et donc se disculper,  en disant qu’il n’a pas manqué de diligence en commettant l’infraction, ou en démontrant qu’il a commis une erreur de fait.

Dans le dernier cas, on parle d’infraction criminelle, c’est-à-dire d’infraction qui exige de la poursuite qu’elle fasse la preuve de la mens rea de l’accusé au moment de la commission du crime.  Le régime de la mens rea, c’est le régime de l’intention moralement coupable, de l’esprit blâmable.  Malum in se ou malum prohibutum, mais malum quand même.

On retrouve surtout ce type d’infractions dans le Code criminel.

C’est l’arrêt Sault-Ste-Marie de la Cour suprême[1] qui explique si bien la distinction entre les différents régimes de responsabilité pénale et qui mentionne, incidemment, que les infractions contre le bien-être public que sont les infractions de responsabilité strictes et absolue ont été créées «comme moyen de se débarrasser de la mens rea ».

Et P-6 dans tout ça…

C’est justement ce qu’a fait la Ville de Montréal en adoptant le règlement P-6.  Elle s’est débarrassée de la mens rea.

Il faut comprendre que quasiment toutes les infractions créées par le Règlement P-6, hormis la question précise du trajet, se retrouvraient déjà, formulées différemment, au Code criminel.

Mais lorsqu’on emprunte la voie du Code criminel pour arrêter et accuser, il faut prouver l’intention criminelle pour obtenir condamnation, tel qu’il a été expliqué plus haut.

Pas avec P-6 puisqu’on est dans le régime de la responsabilité absolue, parfois stricte[2] alors qu’on pénalise surtout des violations de la paix appréhendées.

L’interdiction de toutes les formes de violation de la paix inimaginables sont déjà prévues au Code criminel, évidemment, et les policiers ont le pouvoir d’arrêter des gens qui violent vraiment la paix publique.  C’est l’article 31 dont on a déjà beaucoup parlé[3].  Mais évidemment, puisqu’on est en matière criminelle, donc en matière de mens rea, une accusation pour violation de la paix exige le plus lourd fardeau de prouver l’intention mauvaise et non une responsabilité sans faute.

De nombreuses dispositions du Règlement traitent d’attroupement illégal ou d’émeute qui sont des crimes prévus au Code criminel [4], [5].  Ce qu’apporte le Règlement, c’est que ces actes pourront amener condamnation même sans intention, sans faute.  Ça facilite le boulot de la poursuite, et ça remplit les coffres de la ville vu le montant exorbitant des amendes prévues.  Ça musèle le manifestant, aussi, évidemment.

Le règlement crée aussi l’interdiction de se balader dans un défilé public «avec un objet contondant qui n’est pas utilisé aux fins auxquelles il est destiné», suivi de la précision que l’objet contondant est un bâton de hockey ou de baseball.  Cet article fait presque rire par son manque de clarté et l’évident caractère arbitraire de sa mise en application éventuelle, mais retenons surtout que le Code criminel comprend déjà de nombreuses infractions en ce sens.  On n’a qu’à penser au méfait ou à la possession d’outils de cambriolage, qui empêchent quelqu’un de se servir d’un bâton pour casser une vitre.

L’interdiction de se trouver dans une assemblée publique avec le visage couvert sans motif raisonnable est aussi une infraction pénale née du Règlement.  On se demande évidemment ce qu’est un motif raisonnable et quelle en sera l’interprétation des tribunaux si le Règlement demeure.  Mais mon propos vise surtout à rappeler qu’il existe déjà un crime qui s’appelle «déguisement dans un dessein criminel» et qui empêche une personne de se masquer le visage dans le but de commettre un crime.  Toujours se rappeler que la poursuite devra alors prouver le dessein criminel, ce qu’on évite avec P-6.[6]

Le Règlement P-6 est un règlement anti-manif.  Il crée des infractions de responsabilité absolue ou stricte qui devraient demeurer des infractions de nature criminelle, c’est-à-dire, encore une fois, des infractions pour lesquelles l’État devrait conserver son fardeau de prouver l’intention mauvaise du contrevenant.

Dans sa volonté de limiter le droit à la liberté d’expression, le Règlement P-6 va trop loin.  Peu avant son adoption, le Barreau du Québec s’est inquiété des importantes questions liées à la liberté d’expression et de réunion pacifique qu’il soulève[7], mais il est demeuré à peu près inchangé entre l’énoncé de cette position du Barreau et son adoption.

Le bâtonnier de l’époque, Me Louis Masson, prévoyait qu’en conséquence de ce caractère excessif, le Règlement ferait inévitablement l’objet de débats.

Nous y voilà.

L’Association de juristes progressistes, la Ligue des droits et libertés, l’Association des avocats de la défense de Montréal, Amnistie internationale francophone Canada, sont parmi plus de cinquante organismes qui demandent l’abrogation pur et simple de ce Règlement que j’ai envie de qualifier d’insensé.  La Déclaration de ces organismes peut être lue ici.

Le Conseil municipal de la ville de Montréal doit aujourd’hui voter sur une motion qui exige l’abrogation du Règlement.

Croisons les doigts.

 

Image: MissPixel http://www.misspixels.com/index.php/2012/05/juristes-anarchopanda-en-tirage-limite/

 

 

 

 

 


[2] La plupart des infractions contenues au Règlement P-6 sont de responsabilité absolue.  L’article 3.2 me semble être de responsabilité stricte puisqu’il prévoit un motif raisonnable comme moyen de défense.

[5] L’ONU s’est d’ailleurs inquiétée de la largesse et du caractère potentiellement attentatoire des droits fondamentaux du crime d’attroupement illégal :  http://www.unhchr.ch/tbs/doc.nsf/898586b1dc7b4043c1256a450044f331/7616e3478238be01c12570ae00397f5d/$FILE/G0641362.pdf

[6] Sur le site de la Ligue des droits et libertés, un très bon texte sur P-6 et le port du masque intitulé «Masque, permis et liberté d’expression à Montréal». http://liguedesdroits.ca/?categorie=droit-de-manfiester