Restos / Bars

Rencontre avec Alain Ducasse : Grand maître du goût

Chef de génie reconnu mondialement, Alain Ducasse possède, en France, non pas un, mais deux établissements décorés des trois étoiles du Guide Michelin. Nous avons profité de son bref passage à Montréal pour nous entretenir avec lui _- et faire l’expérience d’une cuisine qui dépasse les mots et les frontières.

Alain Ducasse

ne se contente pas d’être l’un des chefs les plus talentueux du moment. Au même titre que Robuchon, que Bocuse dans les années soixante, que Fernand Point après la Deuxième Guerre, que Curnonsky avant celle-ci, et qu’Escoffier au début du siècle, Ducasse est une sorte de prophète éclairé de l’art de la table de son époque, art qu’il veut libérer des contraintes du XXe siècle, et qu’il souhaiterait voir devenir universel. Sa vision très particulière de la cuisine ne se limite donc pas à la haute gastronomie élitiste et ultrachic, ou à la cuisine française comme le parangon du bon goût. Au contraire, à l’instar de ce qui se fait présentement aux États-Unis, conseille-t-il, il faut respecter les techniques mais intégrer les leçons des autres cultures, en assimiler les inventions sans jamais les dénaturer. En un mot, il faut que la cuisine se mondialise.

Ducasse, c’est aussi un symbole. Celui de la synthèse entre la tradition et la modernité, de la cuisine du Sud de la France revue et corrigée, de la continuité cohérente de la cuisine savante. À quarante-quatre ans, Ducasse a donné son nom à une école de métiers de la table, à une ligne d’objets de cuisine, de mobilier, de produits alimentaires, en plus de présider à deux des restaurants les plus célébrés de France (le Louis XV à Monte-Carlo, et son restaurant éponyme dans le XVIe arrondissement parisien), chacun ayant obtenu la très illustre distinction des trois étoiles au Guide Michelin. Qualifié par le magazine Le Point d’«Escoffier de notre temps», c’est le plus connu et le plus médiatisé de chefs français après Bocuse, mais à la différence qu’il est loin de la retraite. Depuis sa fulgurante ascension, Ducasse a ouvert un deuxième restaurant parisien assez unique baptisé Spoon food and wine, lequel propose une cuisine métissée dans un décor très branché loin de la sage bourgeoisie qui caractérise ses deux palaces étoilés. Puis, un autre Spoon a vu le jour à l’Île Maurice, et un troisième devrait naître Tokyo sous peu – ceci sans compter les projets en Angleterre (un nouveau resto a ouvert ses portes hier) et aux États-Unis. En moins de dix ans donc, Ducasse est devenu un vrai prédicateur de la qualité et du bon goût. En tant que président de la chaîne de luxe Châteaux et Hôtels de France, il était l’invité de La Maison de la France cette semaine pour vingt-quatre heures seulement, et nous avons profité de son passage à Montréal pour goûter sa cuisine. Nous l’avons rencontré après le repas qu’il a préparé dans les cuisines du Reine-Elizabeth.

Robert Beauchemin:
Alain Ducasse, on vous considère comme un visionnaire, quelqu’un qui fait maintenant le pont avec les autres continents, qui a lancé la mode de la cuisine méditerranéenne – surtout en dehors de la France -, un évangéliste d’une cuisine de produits. Vous avez dispensé votre enseignement à des élèves qui se retrouvent maintenant aux quatre coins de la planète, si bien que l’on peut désormais parler d’une génération Ducasse. Et, maintenant, vous occupez la présidence d’une prestigieuse chaîne d’hôtels. Quel est le lien qui unit tous ces projets?

Alain Ducasse:
Tous ces éléments sont unis par une même volonté: je suis restaurateur, je suis hôtelier, je suis un acteur de l’art de vivre à la française. En France, on fait quoi? On visite, on mange, on dort. Au fond, tout ça est d’une logique absolue. Tout ça, c’est la France! Je veux donc offrir une nourriture sincère, authentique, limpide. Il y a une logique à être le porte-parole d’une telle profession. Et donc, je me sers de mon image de haute cuisine comme d’un véhicule. Je suis un allié important pour les Châteaux et Hôtels de France et, grâce à la cuisine, qui me donne une certaine légitimité, je peux encourager les gens à s’inspirer du savoir-faire à la française. Que je sois à Monaco ou à Paris, à Londres ou à Tokyo, c’est aussi ça, la France, avec ses diversités culturelles, ses différentes sensibilités maintenant en contact avec notre propre culture. Je veux imprégner ces cuisines étrangères, ces trouvailles, ces saveurs, les codifier et y imprimer notre savoir faire, notre rigueur. Je veux proposer des manières différentes d’apprêter le poulet,
le thon, les pâtes. C’est ça, la vraie liberté en cuisine.

R.B:
Pour plusieurs, la mondialisation de la cuisine est un terme péjoratif, associé au village global donc, à la capitulation de la tradition. Serions-nous, au contraire, enfin ouverts aux autres cultures sans toutefois renier la nôtre?

A.D.:
Je le pense, oui, à partir du moment où l’on peut les identifier. En tout cas, le succès de Spoon, c’est d’avoir décloisonné la gastronomie française et d’avoir proposé une différente façon de manger. C’est aussi d’avoir donné à des gens de cultures différentes cette liberté de trouver le plaisir à une même table. Nous ne voulons plus toujours manger la même chose. Par exemple: parfois, j’ai envie de manger épicé; d’autres fois fois, je suis carnassier et j’ai envie de manger un peu de viande; il m’arrive de manger végétarien; je peux aussi me sentir gourmand, ou ne pas avoir envie de manger grand-chose. Spoon répond à ces envies, qui sont mes envies. Au fond, Spoon est un restaurant pour égoïstes. De trouver cette idéologie dans un seul et même endroit, c’était un peu notre défi.
Et puis, je suis curieux de toutes les cuisines. Ce qui est important, c’est de garder les distinctions de chacune, de ne pas tout mélanger, ce qui équivaudrait à dévoyer le goût. J’aime bien pouvoir continuer à distinguer l’origine et la saveur originelle; il faut bien identifier chaque cuisine, chaque plat. Je désire de donner au consommateur le droit de manger authentique. La fusion, c’est vous qui pouvez la faire, en passant d’un plat et d’un continent à un autre dans un même restaurant. C’est vous qui choisissez, qui avez la liberté de zapper, de composer. Et qui avez également la possibilité de goûter les vins du monde. Ce n’est pas nous qui mélangeons, c’est vous qui mélangez. Je crois que cette pensée remettra en selle le savoir-faire français, et ça forcera aussi la cuisine française à s’adapter, afin de pouvoir dupliquer des goûts différents grâce au professionnalisme de nos chefs.



Lire Ducasse

Ducasse, ce n’est pas une industrie, c’est surtout un homme idéaliste et sa vision. Un cuisinier qui en inspire toute une génération, tant en France que partout dans le monde. Le Wine Spectator ne l’a-t-il pas déjà nommé «the best chef in the world»? Pour s’en convaincre, on put consulter (ou, encore mieux, s’acheter) l’ouvrage L’Atelier de Alain Ducasse, paru en 1998 (Hachette), dans lequel on suit le chef dans ses cuisines, avec cinq de ses élèves, alors qu’il nous révèle les secrets de la préparation des fonds et des jus, discute des futures tendances, et fait partager sa passion pour les cuisines régionales. L’inspiration de cet ouvrage brillant (dont le commentaire est écrit par le philosophe Jean-François Revel): la cuisine ménagère. La principale leçon qu’on en tire: commencer un plat avec de bons, voire d’excellents produits. Pas de secret.


Goûter Ducasse

Voici, pour vous mettre l’eau à la bouche, le menu Ducasse proposé au Reine-Elizabeth le 25 avril dernier.

Brocoli, caviar osciètre et crème en coupe rafraîchie
Trois étages de bonheur, un contraste entre le salé du caviar, la douceur de la crème légèrement acidulée au citron, et une purée exquise de brocoli simplement cuite dans un fond de volaille.

Délicate
gelée de homard du Québec aux truffes noires du Périgord
Tout l’art de Ducasse, un exemple de cuisine classique, sage, et raffinée: du homard emprisonné dans une gelée de pied de veau, entre les tranches duquel sont insérées des lamelles fines de truffes fraîches, qui reposent sur une purée de truffes montée à l’huile d’olive.

Veau de lait au vrai jus façon boulangère, parmesan.
Cette fois, l’inspiration est campagnarde, le veau fondant et encore rosé évoquant tour à tour la ferme et la cuisine de maman (mais une maman qui cuisinerait magistralement, quand même), servi avec des légumes printaniers: asperges, tomates confites, pois gourmands, artichauts violets cuits individuellement et assaisonnés d’un peu de parmesan.

Louis XV en croustillant de pralin en feuilles d’or au Valrhona.
On s’évanouirait pour bien moins. À la fois sobre et décadent, ce dessert suscite des émotions très actuelles bien qu’il soit un brin nostalgique. Aucun secret, aucune préciosité dans ces deux paliers recouvers de chocolat Valrhona noir intense; l’un craquant, l’autre fondant, l’un au goût de noisettes et de caramel, l’autre fait d’une suave ganache. Au secours!