Voir le monde comme

La Palme d’or et le mal de fesses

Je me souviens si bien, il y a cinq ans, le soir où ma blonde m’a invité au cinéma Beaubien, pour voir la Palme d’or cannoise de cette année-là, le film turc Winter Sleep. C’était souffrant. Interminable. Je cherchais sans trouver, je cherchais désespérément comment positionner mes fesses pour faire cesser la douleur, et le souvenir de mes raideurs d’enfant, squeezé entre mon frère et ma sœur sur la banquette arrière de la voiture en route vers Kennebunk, me remontait péniblement le long de la colonne vertébrale.

L’idée de ce film, c’est qu’il ne se passe rien. Un hôtel fermé pour l’hiver, le temps qui passe, l’ennui, c’est précisément ce que le film veut nous transmettre, le rien, la contemplation, l’attente.

Normalement, je vante ces choses. La philosophie, après tout, est le domaine par excellence de l’appréciation du vent, des nuages, de l’air doux qui n’a besoin d’aucun mot. Je pense à moi-même, assis récemment devant Annie Desrochers au studio 17 de Radio-Canada, qui épiloguais sur les vertus d’une bibliothèque et du silence partagé, de la minute de silence, des lieux qui ne servent qu’à se taire ensemble. Et c’était absolument sincère. Mais devant ce film, je redevenais un enfant qui avait la bougeotte, et quand je regardais les extraits de critiques du film sur l’affiche du cinéma devant le parc Molson en sortant, je m’exaspérais de tel journaliste du Télérama qui s’exclamait «Un pur chef-d’œuvre». Et je tente toujours de me convaincre que c’est moi qui ai eu tort, que je n’avais pas l’humeur nécessaire pour voir ça, faudra bien que je le revoie un jour.

Les palmes d’or, sauf exception, ne font pas courir les foules au Québec. C’est du cinéma pointu, c’est tout sauf Brad Pitt chez Guzzo, c’est du cinéma en «langue étrangère», selon les standards des Oscars, qui sont, admettons-le, beaucoup trop le gold standard en Amérique. Je vois davantage ces films depuis quelques années, ma blonde est comédienne, elle m’a mené là, elle m’a fait tranquillement sortir du paradigme du pop-corn. Avant elle, la seule palme à mon palmarès personnel était bien sûr Pulp Fiction, dont je me rappelle tous les dialogues tellement je l’ai revu depuis 25 ans, mais surtout celui-ci, qui résume Winter Sleep en huit mots et demi. Uma Thurman déclare à John Travolta, au resto: «C’est à ce moment-là que tu sais que t’as trouvé quelqu’un de vraiment spécial; quand t’es capable de shut the fuck up et de partager le silence, confortablement.»

C’était un après-midi glorieux à Paris cet été, une semaine après les 42 degrés qui m’avaient fait craindre que mes yeux fondent en mangeant un kebab dans un bouiboui non climatisé, pas le meilleur choix de menu ce midi-là, comme me l’avait bien fait sentir le regard d’un passant, par la fenêtre, qui semblait me lancer un défi: «Vas-tu les finir, tes frites brûlantes, maudit niaiseux?» L’air était frais la semaine suivante, presque printanier, j’arrivais du cimetière Montmartre, où j’avais pris un moment pour me recueillir devant la tombe de Dalida, celle qui voulait mourir sur scène. Je suis entré dans le cinéma de la place de Clichy, sans attentes, avec une eau pétillante et la satisfaction d’une salle de cinéma presque vide, un après-midi de semaine. Le nouveau Tarantino n’était pas encore sorti de l’autre côté de l’Atlantique, alors que mon fil Facebook se remplissait de divulgâcheurs et de questions éthiques autour de son dernier, qui célèbre, paraît-il, Hollywood, je ne sais pas, je ne l’ai toujours pas vu. C’est à croire que mon enthousiasme adolescent pour le réalisateur, 25 ans plus tard, s’est enfin estompé.

La Palme d’or 2019 s’intitule Parasite, et j’ai eu la chance de voir ce chef-d’œuvre avant tout le monde au Québec. Je suis venu vous dire que c’est un must, une merveille, une expérience cinématographique comme je n’en avais jamais vécu de ma vie de cinéphile amateur. Je ne sais pas ce que les critiques français ont dit du film, je ne sais pas ce que les critiques du Québec en diront, mais en sortant de la petite salle à côté de la butte parisienne, je me sentais léger de créativité, lourd de poids social, gai d’humour et gris de tragique tout en même temps. Ce film est ambitieux, très ambitieux, et il arrive à combler des aspirations qui auraient pu mal tourner à tellement de détours que c’en est vertigineux de prouesse.

L’histoire est toute simple. Une famille pauvre, un membre à la fois, arrive à parasiter une famille riche, en Corée du Sud, sans que la famille riche comprenne que c’est une famille entière qu’elle a laissé entrer dans sa bulle. Un à un, le père devient leur chauffeur, le fils leur professeur d’anglais, etc., jusqu’à ce qu’une cellule se soit complètement greffée à l’autre. Au début, c’est très drôle, pendant un bon 45 minutes. Presque vaudeville dans son invraisemblance. Cette première partie culmine avec la famille parasitaire qui fait une fête avec les bouteilles haut de gamme de leurs hôtes, alors qu’ils sont partis pour le week-end. J’avais du plaisir, j’avais ce petit nœud tendre au cœur, quand un film me donne cette impatience de savoir ce qui viendra après. Puis vient la chute tragique, dont je me retiendrai de dévoiler les péripéties. Je me contenterai de ces quelques idées.

Il y a un déluge, le film bascule carrément dans le fantastique. L’image biblique marque, le déluge qui doit tout nettoyer, qui doit faire recommencer, mais qui ne fait que souligner l’impossible réconciliation de l’humanité avec elle-même.

Il y a une fête d’enfants qui a pour thème les autochtones d’Amérique, où le père riche oblige le père pauvre à faire ce qui ne se fait pas, soit de lui faire porter une couronne de plumes traditionnelle.

Il y a cette remarque récurrente, à savoir que le chauffeur pue.

Il y a la violence, aussi crue qu’inéluctable, qui perce un trou dans les beaux idéaux de la bien-pensance égalitariste.

Il y a, au bout du compte, le plus beau commentaire sur la lutte des classes que j’ai vu depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Le père riche n’arrête pas de revenir sur l’idée que ses employés, quand ils sont bons, ne dépassent pas «la ligne». Cette ligne, cette clôture, cette séparation, est bien sûr beaucoup plus mentale que physique, quoi qu’en pense le twit toupet tordu au sud du Canada, et d’autant plus efficace.

Ici même, à Montréal, c’est la ligne qui fait trop souvent ignorer le langage coloré dans les rues de Centre-Sud, les rappeurs de rue dans Montréal-Nord, et les dangers de la gentrification de Parc-Ex. Ce film, dans sa dérive imaginaire fantaisiste, est un commentaire savant sur l’isolement, sur la hiérarchisation omniprésente des rapports sociaux et sur le privilège qui trop souvent s’ignore. Ce film, je l’affirme sans hésitation et à travers mon chapeau, est à des lieues au-dessus de la célébration tarantinesque d’Hollywood, que je finirai par voir, mais ça ne presse vraiment pas.

Parasite
arrive en salle au Québec
le 25 octobre