Desjardins

L’hiver de force

C’est le paysage qui nous a avertis du sort des 600 travailleurs de la Stadacona. Dans le ciel d’hiver, il manquait soudainement le nuage vertical qui coupe toujours l’horizon en deux. Il y avait bien les quelques volutes faméliques qu’on devinait être celles du système de chauffage, mais les grandes cheminées, elles, s’étaient éteintes.

Le panache de fumée qui signalait en permanence l’existence de ce qui fut autrefois la Daishowa a disparu quelques jours avant Noël.

À l’entrée de l’usine de papier, de l’autre côté de la rue, le syndicat – qui parle d’un lock-out déguisé et prétend que le proprio ment et que le carnet de commandes était plein jusqu’en mars – a installé une roulotte et un sapin, comme pour souligner l’odieux du choix de cette date de fermeture dont on ignore si elle sera définitive.

Mais personne ne se fait trop d’illusions non plus. L’usine est considérée comme un sabot de Denver par Papiers White Birch, la compagnie qui en est propriétaire et qui s’est placée sous la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies avec des dettes près du milliard de dollars. Les ventes de papier ont chuté dramatiquement au cours des dernières années (60% depuis 2000, 10% dans la dernière année en Amérique du Nord*), les usines du genre, même celles qui se consacrent à la transformation, comme c’est ici le cas, sont de moins en moins rentables. Surtout quand l’équipement est désuet. C’est aussi, selon les analyses du syndic Ernst & Young (contestées par le syndicat mais aussi par un ancien dirigeant de l’usine), le problème de ce monument industriel de Québec.

Ouverte depuis 1927, la Reed, devenue Daishowa, puis Stadacona, a vraisemblablement fermé ses portes pour de bon.

J’ai visité l’usine, il y a presque quatre ans, pour une chronique. J’y ai rencontré des gens formidables auxquels je pense depuis une semaine. J’ai également un oncle qui travaillait là depuis aussi loin que je peux me souvenir.

Ils sont les visages qui me permettent d’en imaginer 600, enfoncés entre des mains autrement bien vides depuis vendredi. Six cents destins en suspens.

Comme si ce n’était pas suffisant, 300 M$ manquent à la caisse de retraite des employés de l’entreprise, une propriété du milliardaire américain Peter Brant. Au premier qui aura l’audace de me parler des coûts exorbitants d’employés syndiqués, je répondrai qu’en 2010, ce même Brant s’est octroyé 18,8 M$ en frais de gestion, soit 3% des revenus bruts de ses trois usines canadiennes, alors que la compagnie courait vers la faillite.

Devant les cheminées éteintes, de l’autre côté de la rue, des employés mis à pied brandissent des pancartes où il est écrit «Brant crosseur», «Bandit en cravate».

Mardi matin, ma fille que j’allais reconduire à l’école m’a demandé ce que faisaient ces gens-là. Je lui ai répondu qu’ils manifestaient.

Pourquoi?

Pour retrouver la dignité qu’on leur a volée.

C’EST MOI, C’EST MOI – Vous êtes tous là à capoter sur le roman de Sophie Bienvenu, Et au pire, on se mariera, et vous avez bien raison: c’est effectivement très bon. Il y a eu mon collègue Éric Paquin qui l’a comparé à du Salinger, Danielle Laurin dans Le Devoir qui a parlé de la vérité du ton, et Foglia qui a emprunté à Flaubert pour dire que ce livre se tient par son style. Tout cela est absolument vrai. C’est un livre dans lequel on déboule, d’un trait ou presque, on ne le lâche plus.

Un style que j’ai reconnu tout de suite, puisque ça fait longtemps que je le connais.

J’ai découvert Sophie Bienvenu alors qu’elle débarquait au Québec, qu’elle vivait à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier et qu’elle tenait deux très beaux blogues, un sur elle et un autre sur son chien Lucie dont elle a aussi fait un livre.

Comme j’aimais le ton et l’écriture de cette fille, je l’ai invitée à écrire pour le journal. Après, elle est partie à Montréal et elle a vendu son âme à je ne sais plus quel tentacule de Quebecor, et la voilà qui pond ce roman terrible, presque parfait, que l’on dévore, alternant entre l’humour et l’horreur.

Bon, évidemment, je vous raconte tout ça pour vous dire de courir l’acheter, ce livre, parce que vous allez tout en aimer, et surtout, vous allez détester sa narratrice en même temps que vous aurez le goût de la prendre dans vos bras: preuve qu’on a affaire à une vraie tragédie.

Mais si je vous en parle, c’est aussi par pure vanité. J’y peux rien, je suis comme ça. Plus je lisais, et plus j’avais ce sentiment de fierté qui montait en moi: j’avais vu juste, il y avait ça chez elle, je le sentais.

Je m’approprie un peu de son succès, vous dites? Et comment! Pour une fois que je découvre quelque chose, je voudrais bien que ça se sache. Je découvre jamais rien, moi. Alors quand elle aura révolutionné la littérature québécoise, ça vous ennuierait de juste écrire dans sa bio sur Wikipédia que j’ai presque sorti de l’anonymat cette petite Française à l’esprit magnifiquement tordu, même si c’est pas vrai?

* Ces données sont tirées de deux articles signés par Pierre Couture dans Le Soleil.