Hors champ

Physique élémentaire et cheddar canadien

De passage à Portland, Oregon, je visitais récemment l'extraordinaire libraire Powell's – dont je dois d'ailleurs vous parler un de ces quatre, faites-moi y penser – lorsque, en traversant la section Gastronomie, mon regard est tombé sur Au Pied de Cochon: The Album – l'hétéroclite livre publié par Martin Picard, désormais offert en langue anglaise.

Random moment, comme ils disent.

Je suis toujours étonné de découvrir des bouquins québécois à l'étranger. Un peu comme s'il se produisait une déchirure dans le tissu du réel, une inversion momentanée des lois de la physique. Remarquez, ça ne m'arrive pas à toutes les trois semaines – non, vraiment pas -, mais ça m'impressionne chaque fois.

Je me souviens, par exemple, d'être un soir tombé sur Puta, de Nelly Arcan, dans la vitrine d'une minuscule librairie de San Sebastián, en Espagne. C'était en septembre 2002, une dizaine de mois seulement après la sortie en V.O.F., et je me souviens clairement d'avoir songé: "Déjà!?"

Publié au Seuil, Putain arrivait en effet sur le marché avec un sauf-conduit parisien – ce qui expliquait en partie cette TGV (traduction à grande vélocité).

Cela dit, la littérature québécoise se déplace rarement aussi vite et, 20 ans après sa mort, Félix Leclerc demeure encore l'un de nos grands ambassadeurs. Je lui dois d'ailleurs quelques-uns de mes moments les plus surréalistes à l'étranger.

Je me souviens par exemple de ce type rencontré sur une terrasse de Miraflores, à Lima. Il était grand et mince et bizarre, de cette bizarrerie que seule l'intelligence peut conférer. Il avait étudié le français, ne le parlait que très approximativement, mais se rappelait une chanson de Leclerc – qu'il a aussitôt entonnée. C'était Le Québécois, qu'il dévida d'un trait jusqu'au tout dernier vers, en latin, que j'avais moi-même oublié.

Je me demande si Félix aurait trouvé ça trop exotique.

La dernière fois, tiens, c'était justement à Portland, durant les Canada Days. Le consulat canadien de Seattle avait organisé un cocktail vachement dînatoire, et je discutais avec David, psychiatre à la retraite qui chantait dans sa jeunesse des chansons francophones sur les petites scènes de Greenwich Village.

Il se remémorait ces concerts d'autrefois avec une nostalgie évidente, et nous nous sommes mis à réviser ensemble les classiques de Félix, nos fronts presque appuyés l'un contre l'autre afin de nous entendre dans le brouhaha – et tandis que nous chantions Moi, mes souliers, j'ai remarqué dans nos assiettes respectives les tranches de cheddar jaune taillées en feuilles d'érable.

Ça ne s'invente pas.

UN PIED DE NEZ A L'HISTOIRE

Bref, j'ai eu plusieurs fois l'occasion de discuter avec des universitaires, lors de mes promenades à l'étranger, et j'ai cru constater que la plupart d'entre eux continuent d'étudier (et d'enseigner) les mêmes auteurs qu'il y a 20 ans: Anne Hébert, Marie-Claire Blais, Ducharme, Aquin.

Les auteurs québécois ont publié de bonnes choses au cours des 20 dernières années, depuis (mettons) La Rage de Louis Hamelin, en 1989 – mais les universitaires éprouvent traditionnellement des réticences à enseigner des auteurs trop contemporains, voire des auteurs vivants. Ils craignent sans doute que l'Histoire ne leur donne tort par la suite et, ce faisant, ils boudent leur propre rôle dans le processus de construction de l'Histoire.

Je crois cependant que le vent tourne, et que plusieurs universitaires conçoivent désormais que l'on puisse s'intéresser à des textes qui sentent encore l'encre fraîche – si bien que lors de mon dernier passage à Portland, deux ou trois personnes m'ont demandé ce qui se publiait de bien au Québec ces années-ci.

J'ai promis de leur préparer une petite liste – que vous me pardonnerez de ne pas publier ici. Vous savez comment ça se passe: on sait où commencer, mais jamais quand arrêter. Et puis il y a le périlleux Facteur Paroissial. Les "Aah, pas encore Chose!", les "Comment t'as pu oublier Machin!?" – sans compter les "Mais qu'est-ce que vous avez contre Anne Hébert?".

Rien, Madame, je n'ai rien contre Anne Hébert. Je vous jure.

N'empêche que je la prépare, ma liste de titres et d'auteurs. Et je serais bien curieux de savoir ce que vous y ajouteriez. Nous pourrions envoyer un colis dans les départements d'études francophones du monde entier, de Berlin jusqu'à Shanghai – un petit pied de nez à l'Histoire.