Hors champ

L’année lexicale

La fin de l'année approche et les médias préparent déjà leur grand bilan annuel. Comme d'habitude, nous aurons droit à plusieurs rétrospectives d'images marquantes: ruines, parquet de la bourse, manifs et autres vidéos viraux sur YouTube.

Pour ma part, j'ai bien sûr un faible pour les bilans lexicaux.

Le dictionnaire Merriam-Webster, par exemple, vient d'annoncer ses 10 mots de l'année 2008. Les trois premiers rangs sont occupés par bailout (renflouage), vet (examiner) et socialism (la menace Obama!)

Amusant comme trois petits mots peuvent résumer une année…

L'exercice devient carrément fascinant lorsque l'on consulte les archives des cinq dernières années: google, décideur, guerre, insurgent, terrorisme, sectarisme, corruption, pandémique, tsunami, réfugié, électoral, ouragan, peloton, souveraineté, démocratie, quarantaine, blogue, panne et défenestration.

Joyeuse décennie, n'est-ce pas?

En étudiant cette liste, on ne peut s'empêcher de songer que le dictionnaire est devenu un outil paramédiatique. Certains journaux (le New York Times, par exemple) intègrent d'ailleurs des dictionnaires à leur version électronique: il suffit de double-cliquer sur un mot pour faire apparaître sa définition.

Cela dit, Merriam-Webster n'est pas le seul dictionnaire à résumer l'année avec un palmarès lexical.

Le New Oxford American Dictionary a aussi annoncé son grand vainqueur 2008: le mot hypermiling (hyperkilométrer), qui décrit l'ensemble des pratiques permettant d'optimiser la consommation de carburant d'une voiture. Si on se fie à Google Trends, le mot hypermiling a franchi le mur du son en juillet dernier, en même temps que le prix de l'essence.

La compagnie texane Global Language Monitor y est allée de son propre Top 3: change (changement), bailout (renflouage) et obamamania. On précise toutefois que la première place pourrait être décernée à l'ensemble des mots construits à partir d'Obama – obamamania, obamamentum, obamanomics, obamacize ou obamanation (je renonce à traduire tout ça).

Les Allemands, proverbialement précurseurs, choisissent non seulement le Wort des Jahres depuis 1972, mais aussi le non-mot de l'année: un terme inacceptable, à bannir de l'espace public. Les deux listes, disponibles sur Wikipédia, sont prodigieusement intéressantes: elles nous propulsent d'un coup au travers de 30 ans d'histoire européenne!

Au Japon aussi, on choisit un mot de l'année – bien qu'il ne s'agisse pas d'un mot à proprement parler, mais d'un caractère kanji.

Et à quoi ressemble le bilan lexical en Asie du Nord-Est depuis 1992?

Tout comme en Occident, le palmarès suggère un certain pessimisme: séisme, effondrement, fin, guerre, désastre. Plusieurs kanjis traduisent une perspective assez large, voire abstraite – vie, amour, retour -, tandis que d'autres, au contraire, reflètent une réalité locale, presque anecdotique: ainsi, tigre (2003) référait-il à une équipe de baseball, et or (2000) à des athlètes olympiques.

Fait intéressant à noter, trois kanjis – nourriture, poison et supercherie – référaient à des incidents alimentaires. Voilà qui illustre bien l'importance relative de la nourriture dans nos cultures respectives.

Le kanji de 2008 sera annoncé le 12 décembre.

MON (TRES SUBJECTIF) PALMARES

L'exercice est si intéressant que je ne peux m'empêcher d'y contribuer.

Je choisis d'abord le mot maïs, qui figure désormais à tous les étages de notre pyramide alimentaire – depuis l'éthanol jusqu'au glucose concentré, en passant par la bouffe à bétail. Il représente aussi le malaise en bio-ingénierie, les inégalités sociales entre conducteur de SUV et mangeurs de tortilla, et nos déplorables choix agricoles. Vous vous souvenez de la catastrophe alimentaire mondiale, ce printemps? Tout ce beau monde ne fera pas bombance pour Noël, croyez-moi.

Je choisis également le mot Google – un mot que j'aurais d'ailleurs choisi depuis quelques années. Google ne se résume plus à un simple moteur de recherche: il fournit désormais des instruments de bureautique et de gestion, des plateformes de communication, des outils d'orientation, des archives – bref, il structure nos activités cognitives et mémorielles. Pas une année ne passe sans que Google ne solidifie ses positions dans l'imaginaire collectif, ce qui inspire à Nicholas Carr la neuroquestion de l'année: Google nous rend-il stupides?

Je choisis enfin le mot Chine – qui contient tous les mots suivants: secteur manufacturier, indépendance, tremblement de terre, crise, devise, jeux olympiques, démographie, exode rural, relations publiques, sécurité, gaz à effet de serre, combustibles fossiles, vol habité, droits humains et mignonnes petites mascottes.

Un mot qui concentre tous les paradoxes de notre époque, en somme.