Hors champ

Morts, vivants et sosies

Un mystérieux concours de circonstances fait en sorte que mon quartier, et plus exactement le quadrilatère où j'habite, semble héberger la plus grande concentration de sosies de Kurt Vonnegut de l'univers connu.

(Incidemment, on y retrouve aussi une concentration anormale de Frank Zappa, mais il s'agit d'une autre histoire.)

Je passe pas mal de temps dans la rue, matin et soir, et j'observe chaque jour des douzaines de visages. J'en reconnais plusieurs, même si je suis peu physionomiste. Mon quartier est un très petit village. Il faut dire, aussi, que certaines personnes jouissent d'une anatomie reconnaissable, tel ce colosse à moitié chauve, tout droit sorti de Jack et le haricot, ou encore ce marcheur en forme de cucurbite géante, ou cette fillette haïtienne aux invraisemblables lulus.

Mais de tous ces badauds, ce sont les sosies de Kurt Vonnegut que je remarque le plus. Je les surprends dans tous les coins, à tous moments. Ils attendent l'autobus ou le feu vert. Ils achètent 200 grammes de salami tranché au IGA. Ils grillent une cigarette au seuil d'une taverne.

Ces balises mouvantes délimitent, de leurs déambulations, un quartier qui ne figure sur aucune carte de Montréal: le Kurt Square Mile.

Par quel improbable phénomène démographique ou migratoire mon quartier s'est-il peuplé ainsi de grands maigres moustachus et frisés, aux yeux cernés, et qui tous affichent le regard fatigué du légendaire écrivain d'Indianapolis?

Je suppose que cette coïncidence révèle moins la nature du quartier que de celui qui en fait l'observation. Je plaide coupable.

Il fut une époque où je vous cassais régulièrement les pieds avec Kurt Vonnegut. Plongé dans ses livres, je n'en sortais le périscope que pour respirer un peu. Je n'avais pas seulement trouvé une ouvre, mais un être humain.

Je n'aime pas particulièrement fréquenter les écrivains. Je ne les fuis pas non plus, notez bien. Il existe simplement peu d'écrivains que je voudrais rencontrer spécifiquement parce qu'ils sont écrivains.

Je ne crois pas que j'aurais réellement aimé rencontrer Georges Perec ou Italo Calvino ou Michel Tournier. J'aurais bien aimé siroter un single malt aux côtés de Mordecai Richler, dans son Q.G. de la rue Crescent, mais j'aurais sans doute jugé préférable de ne pas lui adresser la parole. Herman Melville et Richard Brautigan m'auraient inquiété. Hemingway m'aurait probablement agacé. Douglas Adams était sans doute épuisant. En compagnie de Neal Stephenson ou Douglas Coupland, je craindrais de recevoir une décharge électrique.

Bref, Kurt Vonnegut reste l'un des seuls écrivains que j'aurais aimé rencontrer en qualité d'écrivain – et ce sentiment est exacerbé par le fait que Vonnegut est mort en avril 2007, à cause d'un stupide escalier. J'aurais pu le rencontrer.

Il reste donc ses livres – et je n'ai que modérément envie d'y voir ce que Vonnegut avait de mieux à offrir. Certes, je réprouve le culte de l'auteur, cette manie que nous avons de vouloir des écrivains plutôt que des ouvres, mais je crois toutefois qu'aucun être humain ne mérite d'être déclassé par ses livres.

En fait, on ne devrait jamais juger un écrivain face à ses livres, pas plus que l'on ne devrait juger un vivant face à un mort.

BOUDDHISTE, PEU A PEU

Avec l'âge, la lecture m'apparaît de moins en moins paisible. Moins une découverte ou une construction de soi qu'une déconstruction. Je deviens peut-être bouddhiste, peu à peu.

Dans la vie d'un lecteur, certains livres agissent comme des pentures: ils plient l'existence. Leur lecture délimite le point de cassure entre deux versants – et impossible de déplier ce qui a été plié. Qui ne connaît pas la tristesse de ne plus pouvoir ouvrir certains livres pour la première fois?

J'aimerais pouvoir à nouveau m'asseoir dans un cercle de lumière, peu avant minuit, entouré de papillons et de moucherons diaphanes, et ouvrir Cent ans de solitude – ou La Vie mode d'emploi, ou Abattoir 5 – sans avoir la moindre idée de ce qui m'attend. Lire les premiers paragraphes, les premières pages, et voir ma vie de lecteur basculer.

Mais les premières lectures ne reviennent jamais, et ce constat relève du deuil. Mais de quoi est-ce le deuil au juste? De la lecture que l'on ne peut refaire, ou du lecteur que l'on ne sera plus?