Hors champ

Le tube fluorescent

La neurologie est la science de l'avenir, en ce sens que son objet s'avère d'une vastitude en apparence inépuisable. Progressant à grands pas dans la connaissance de notre propre jugeote, nous demeurons toujours sur son seuil. Il s'agit d'un problème d'échelle: l'édifice s'agrandit au fur et à mesure que nous nous y aventurons.

Vous permettez que j'ouvre une parenthèse?

Dans une étude publiée récemment dans le prestigieux journal Science, deux chercheurs ont tenté d'évaluer la masse d'information que l'humanité avait pu transmettre, traiter et emmagasiner entre 1986 et 2007.

Il s'agit d'une étude complexe, dans laquelle on a voulu prendre en compte la totalité des supports et appareils: des téléphones intelligents jusqu'aux cassettes audio et vidéo, disquettes et disques vinyles, sans oublier les systèmes de télécommunication, la poste, les photos, les calculatrices.

Bien entendu, ils ont pris en considération le papier, véritable mammouth de l'affaire – on estime que 94 % de notre information se trouve désormais sur support numérique. Afin de convertir l'imprimé dans la lingua franca de l'information (l'octet, pardi!), il a fallu établir une forme d'équivalence. En partant des formats actuellement en usage, les chercheurs ont évalué qu'une image de 6 cm2 imprimée dans un journal valait 1000 mots.

Qu'une image vaille mille mots, on le savait depuis Napoléon. Il fallait cependant attendre le 21e siècle pour mesurer la taille de l'image en question. Une époque formidable, vous dis-je.

L'étude dresse malgré tout un intéressant panorama de l'information au cours des deux dernières décennies. Sachez par exemple qu'en ce moment, la plus grande part des MIP (millions d'instructions par seconde) que peut exécuter le parc informatique mondial sont effectuées par les GPU: les microprocesseurs spécialisés dans la gestion de l'image.

Oui, nous vivons dans une culture de plus en plus textuelle – avec ses twitter, textos, courriels, flux RSS et autres statuts -, mais il n'en reste pas moins que l'image représente l'essentiel de l'information en circulation.

Si vous vous demandiez pour quoi tournent les turbines à Manic 5, ne cherchez pas plus loin: elles servent à garrocher des volées d'oiseaux irascibles dans des bataillons de cochons blindés. (Si vous utilisez encore un téléphone à cadran, vous n'êtes pas tenu de comprendre la phrase qui précède.)

Quoi, vous vous en doutiez déjà? Moi aussi. Une étude intéressante, donc, mais pas forcément très surprenante – et il y a fort à parier qu'elle n'aurait pas fait la manchette, n'eût été de l'astucieuse analogie avec laquelle les auteurs concluent leur papier.

Ouvrez grand vos yeux: en ce moment, le parc informatique de l'humanité peut effectuer quelque 6,4X1018 instructions par seconde, ce qui est comparable à la quantité d'influx nerveux par seconde dans un seul cerveau humain.

(Un organe qui, je le précise au passage, consomme à peu près autant d'énergie que le tube fluorescent de votre cuisine.)

De nombreux médias ont repris cette information – du bonbon, en cette ère où nous oscillons sans cesse entre Henry David Thoreau et Ray Kurzweil. Pourtant, cette impressionnante comparaison entre cerveaux et processeurs ne dit pas grand-chose.

Parler de la quantité d'influx nerveux par seconde en dehors de tout contexte revient à asseoir 10 millions de chimpanzés devant autant de iPad et à attendre, bras croisés, qu'ils nous pondent Don Quichotte.

En somme, la puissance de calcul ne révèle pas grand-chose sur ce qui se passe (ou ne se passe pas) aux étages supérieurs. Après tout, les cerveaux du dalaï-lama et de Stephen Harper émettent la même quantité d'influx nerveux par seconde.

Fermons cette parenthèse, avant qu'elle n'avale le petit peu qui reste de cette chronique.

Tiens, vous voulez savoir un truc amusant? J'ai totalement oublié ce que je voulais vous raconter avant de déployer cette parenthèse. Vous savez ce que c'est. On s'apprête à parler de littérature, et on sombre dans la matière grise, dans l'incertain.

Je me souviens vaguement que cela concernait Richard Brautigan, dont je vous ai touché un mot la semaine dernière, et cette étonnante manière qu'il avait de tourner les phrases et les images. Comment, en somme, Brautigan donnait à toute chose une couleur qui échappait aux catégories, aux recettes. Comment le regard de Brautigan demeure une notion impossible à enseigner, à reproduire – peu importe le nombre de chimpanzés que l'on met à contribution.

Brautigan s'est suicidé en septembre 1984, d'une décharge de calibre .44 dans le cerveau.