Hors champ

Fais-moi mal Billy

Comment expliquer que IKEA jouisse d’une telle autorité culturelle? Admettez que c’est plutôt déconcertant, pour une compagnie qui fait dans le robinet et le sofa.

Vous rappelez-vous du scandale Verdana? Laissez-moi vous rafraîchir la RAM.

Ça se passait il y a deux ans, alors que le catalogue 2010 atterrissait sur le seuil de la moindre masure de l’univers connu – depuis l’humble roulotte de Nasty Jim, sur la réserve indienne de Toad River, jusqu’à la résidence tertiaire de Kim Jong-il. Même les dernières tribus non contactées du bassin de l’Amazone allaient recevoir leurs copies (mais avec quelques jours de retard).

Émerveillé par les poufs à pois polka, 99,99999% de la population mondiale passa à côté d’un important détail: IKEA avait changé la typographie de son catalogue.

Depuis 50 ans, en effet, IKEA utilisait la police de caractère Ikea Sans, une variation sur la célèbre Futura, cette police moderniste conçue en 1927 par Paul Renner.

Une petite anecdote historique sur Futura, tiens? Cette police figure sur la plaque commémorative attachée à une patte du LEM de la mission Apollo 11. C’est pas joli, ça? Futura est, en somme, l’une des rares polices ayant quitté l’orbite terrestre – à moins que les Chinois n’utilisent Comic Sans sur leurs sondes, qui sait…

Bref, voilà deux ans qu’IKEA a largué Futura au profit de Verdana. Et pour quelles raisons? Verdana offre un meilleur support des caractères asiatiques. En outre, cela permet d’uniformiser les publications web et papier – car Verdana, designée pour Microsoft au milieu des années 90, a d’abord été conçue pour demeurer lisible à petite taille sur un écran.

Je le confirme d’ailleurs: je rédige tout – y compris la présente chronique – en Verdana 10. Une police pas très classe, mais dotée d’une excellente lisibilité, reposante pour le nerf optique. Elle se laisse oublier.

Mais la police tout usage n’existe pas, et si Verdana convient certes pour s’échiner sur un écran LCD, elle brille nettement moins sur papier. Voilà pourquoi, en août 2009, un peu partout dans le monde, des légions de designers graphiques ont hurlé de douleur en découvrant un catalogue IKEA entièrement composé en Verdana.

L’indignation atteignit des proportions suffisantes pour créer des remous jusque dans les médias de masse. Fait rarissime, le Time, le New York Times et le Guardian consacrèrent des articles à une police de caractère.

Mais quoi qu’on en dise, Verdana et Futura n’auront été que des victimes collatérales, dans ce petit scandale. Un simple prétexte. Vous pensez vraiment qu’on aurait fait un tel tollé pour le catalogue Sears?

Cette histoire est, en somme, un gros quiproquo autour d’IKEA.

Le consommateur perçoit la compagnie suédoise comme une icône culturelle. Un synonyme de design, de bon goût scandinave et d’élégance. Nous en faisons un élément de notre identité domestique et intime.

Comment IKEA se perçoit-elle, de son côté? Comme une entreprise. Elle cherche à faire des profits, pas à se lancer dans une aventure culturelle qui consisterait à métamorphoser la manière dont homo sapiens appréhende le monde – à moins que ladite aventure ne soit rentable, bien sûr.

Lorsqu’on se scandalise pour un changement de police de caractère, on se méprend en fin de compte sur la nature de la Bête. IKEA n’est pas Le Corbusier.

Bref, IKEA vient de changer le format de la Billy – vous savez, la bibliothèque par défaut de l’étudiant universitaire? Le célèbre meuble s’est vendu à quelque 50 millions de copies, depuis sa création en 1979, c’est pas rien.

Or voilà, les Billy seront désormais plus profondes. Il n’en a pas fallu davantage pour que les chroniqueurs y voient le signal certain et définitif de la disparition du livre en papier – et chacun de citer les récentes statistiques de l’industrie, en particulier celles d’Amazon qui affirme vendre désormais plus de titres électroniques que papier.

Le milieu littéraire est d’une inflammabilité telle, au sujet du débat papier vs électron, que cette histoire a vite fait le tour de Twitter. IKEA annonce la mort du livre! Tous aux abris!

Alors, permettez-moi, fort humblement, de planter un point final à ce barbant débat: avec ses panneaux en poussière de bois comprimée qui courbent et ploient sous le poids d’une banale brochette de Folio, Billy n’a jamais été un meuble adapté au livre.