Hors champ

La solitude du scrutateur

J’aime à ordonner les romanciers – et les gens en général – entre deux pôles.

Dans le coin droit, il y a les grandioses. Ils prisent les grands sujets. L’amour passionnel, la politique, les grands mouvements philosophiques, les guerres et les batailles décisives. Leurs romans sont des fresques ou des coups de poing. Ils grattent là où ça fait mal. Ils dissèquent les pandémies, les émeutes, les meurtres en série.

Ils parlent de Gandhi, de John Lennon, de Nelson Mandela. Ils cherchent le meurtrier de John F. Kennedy et le bunker d’Adolf Hitler. Ils peignent la corruption, les génocides, la faim dans le monde. Ils étudient les relations œdipiennes, les dynamiques dynastiques et les parricides célèbres.

Pour se meubler l’esprit, ils lisent Le Monde diplomatique et ils écoutent Dimanche magazine.

Dans le coin gauche, il y a les scrutateurs. Ceux-là font dans le détail. Ils collectionnent les raretés, les bizarreries, les aberrations. Ils se passionnent pour des événements qui passent inaperçus et se produisent tous les 72 ans. Ce sont des amateurs de microscopes et de comètes. Ils connaissent (et utilisent) des mots peu fréquents, comme oothèque ou gastrolithe.

Ils s’intéressent tellement à l’infime que, dans la gestion de l’information, il leur arrive de faire des économies de bouts de ficelle. Ils n’arrivent pas à distinguer le microscopique de l’insignifiant. Ils s’empêtrent dans les fleurs de la documentation.

Pour se meubler l’esprit, ils lisent la section insolite du journal et ils écoutent De remarquables oubliés.

Il s’agit moins de catégories cloisonnées, évidemment, que de pôles entre lesquels la moyenne des humains sains d’esprit effectue des allers-retours.

Pour ma part, je confesse avoir passé beaucoup de temps du côté des scrutateurs. On pourrait faire une analyse à deux cennes de mes motifs, et prétendre qu’il y a simplement moins de concurrence lorsqu’on parle de la neurologie des céphalopodes que de l’amour avec un grand A – mais il est vrai, en contrepartie, que la concurrence est moindre parce que le lectorat est plus mince. C’est la forêt pluviale contre la toundra.

Quoi qu’il en soit, ma bibliothèque garde les traces de ce travers. On y trouve des textes de (et sur) Berthelot Brunet. Trois versions de Menaud, maître draveur, roman qui m’horripile, juste pour comparer l’évolution du récit. Un antique exemplaire de La main de Dieu, recueil édifiant qui narre mille morts horribles de blasphémateurs qui l’ont bien mérité (grillés par des éclairs, étouffés dans leurs vomissures, piétinés sous un attelage).

Récemment, j’ai passé une semaine à chercher des informations sur une obscure auteure d’origine anglo-montréalaise. Son nom ne vous dirait rien. Elle a publié un unique livre, au milieu des années 40, et on ne sait à peu près rien d’elle.

Durant des jours, j’ai glané des miettes d’information et des traces à moitié effacées. J’ai pisté cette auteure oubliée jusqu’aux limites de Google, fouillant de vieux journaux de l’entre-deux-guerres et des bibliographies universitaires. Je me suis rendu jusqu’aux archives d’Ellis Island (elles sont disponibles en ligne, merveilleuse époque que la nôtre).

J’ai finalement commandé son livre (épuisé depuis des décennies) chez un bouquiniste britannique, et c’est ma lecture de chevet depuis plusieurs jours. Il s’agit d’un vieil exemplaire déclassé de la bibliothèque municipale de Liverpool. Lorsque je m’endors, mes doigts sentent le vieux papier et la poussière.

Mais cette histoire n’est pas finie. Je sais qu’il me faudra bientôt aller ratisser les microfilms de la Bibliothèque nationale et les archives de l’Université McGill, passer quelques coups de fil.

Tout ça pour un livre dont plus personne ne se souvient.

Je pourrais déplorer ici la solitude du scrutateur – mais, au fond, n’est-ce pas ce que nous cherchons de la sorte, un peu de solitude?