Prise de tête

Conversation démocratique en loques

Il est instructif de penser à la vie politique d’une société démocratique comme consistant en une vaste conversation à laquelle chacun est convié.

Cette conversation, qu’on veut sereine et éclairée, serait composée d’échanges de faits et d’arguments et, idéalement, déboucherait sur des décisions auxquelles chacun se rallierait, au moins provisoirement.

Dans les faits, je le sais bien, on a toujours été loin de cet idéal très élevé, et cela pour des raisons bien connues – à commencer par le fait que certains désaccords peuvent être irréductibles. Mais permettez-moi d’en rappeler quelques autres, en les rattachant à l’actualité récente et plus précisément à ce fascinant et à mon sens bien triste recul du gouvernement sur les mesures fiscales qu’il préconisait.

Pour commencer, il faut un minimum d’instruction pour prendre part à la conversation démocratique, et ce minimum consiste d’abord et avant tout en la capacité de lire afin de s’informer. Or, au Québec, et ces données donnent le vertige, quelque 49% des gens ne seraient pas en mesure de faire convenablement cet exercice parce qu’ils ne sont pas au niveau minimal d’alphabétisation qu’il demande. Que ce chiffre soit un peu – et même modérément – exagéré, il reste que cette donnée est proprement hallucinante.

Lire ne suffit pourtant pas: il faut aussi comprendre ce qu’on lit. Ce minimum d’instruction demande donc en outre, quand on sait lire, que l’on possède des savoirs indispensables pour comprendre les enjeux qui sont discutés. Les transmettre et former des citoyens est un des grands objectifs de l’éducation publique. Dans le cas qui nous occupe, il s’agira des connaissances minimales en économie, en mathématiques (comprendre ce que sont des pourcentages, par exemple), en fiscalité, en sociologie (les classes sociales), en philosophie politique (les diverses définitions concurrentes de la justice, la faculté de penser en citoyen, etc.). Il est rigoureusement impossible de prendre part de manière éclairée à des échanges et des débats sur la hausse des impôts (et sur mille autres sujets) sans posséder ces connaissances, et quelques autres.

Quant au débat lui-même, on le sait, il est toujours largement mené et alimenté par les médias. Mais voyez où nous en sommes sur ce plan. Voyez où nous en sommes, paradoxalement, en ces heures de la prolifération annoncée de l’information et de son accessibilité jamais égalée dans l’histoire humaine.

Le meilleur, et de très loin, de nos quotidiens, le seul qui soit indépendant, est aussi, malgré une hausse de son lectorat qu’il faut saluer, le moins lu – encore une fois de très loin.

Tous les autres médias, ou peu s’en faut, sont la propriété d’une poignée de grandes entreprises et font peu ou prou office de propagandistes de leurs intérêts. C’est exactement ce qui s’est passé cette fois-ci, menaces à peine déguisées de quitter le pays avec ses capitaux en prime. «La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux dictatures», a déjà affirmé Chomsky. Le récent débat sur la hausse des impôts au Québec pourra être cité comme preuve à l’appui de cette idée.

De plus, dans certains cas mais je ne nommerai personne, l’opinionite, l’invective, les menaces ont remplacé les débats et les argumentaires informés, et ce n’est pas sans un véritable malaise qu’on lit certains des textes qui sont publiés ou, pire encore si on a le malheur de les lire en ligne, certains des commentaires de lecteurs et lectrices qui les accompagnent.

Il est triste de songer que nous en sommes là, surtout quand on se rappelle que nous y sommes après un demi-siècle d’éducation obligatoire et gratuite. Mais il y a, hélas, d’autres raisons de s’inquiéter de la santé de notre conversation démocratique. C’est que celle-ci devrait aussi être alimentée par la vie intellectuelle de l’époque. Et je vois sur ce plan une grave raison de s’inquiéter dans la transformation de nos institutions d’éducation supérieure sur laquelle un sommet doit bientôt se pencher.

On verra le bilan qu’il fera. Mais il est selon moi clair que depuis quelque trois décennies, cette transformation a signifié la tendance à un dangereux rétrécissement de la liberté de la pensée et son asservissement aux intérêts économiques. Le recteur Breton, de l’Université de Montréal, a excellemment résumé cette tendance, que pour sa part il approuve et souhaite accélérer, en disant que la tâche de l’université est de faire en sorte que «le cerveau des étudiants corresponde aux besoins des entreprises». La conformité idéologique qui menace alors est une bien mauvaise nouvelle pour la conversation démocratique.

Il y a, bien entendu, des palliatifs à tout cela: le militantisme, l’éducation, la conscientisation, des gens qui résistent. Ils permettent d’espérer. Mais certains jours, comme aujourd’hui, tout ce qui précède me laisse dans un état qui tient à la fois de l’inquiétude et de la tristesse; et ce n’est alors pas tant le recul du gouvernement qui m’attriste que la manière dont il a été obtenu.

En attendant, connaissez-vous quelqu’un capable de rapiécer une conversation démocratique en loques? C’est à vrai dire assez urgent…