Prise de tête

Réchauffement climatique et moralité

La Conférence de l’ONU sur les changements climatiques tenue à Doha (Qatar) s’est, comme on le constate désormais conférence après conférence, terminée sans que de véritables et substantiels engagements soient pris. Et par véritables et substantiels engagements, je veux évidemment dire des engagements qui permettraient de poser des gestes pour éviter les catastrophes que nous annoncent les scientifiques: inondations, ouragans, acidification des océans, manque d’eau potable, déplacements de populations, régions rendues inhabitables et j’en passe.

La mauvaise nouvelle tient en quelques mots: le temps (le mauvais temps…) presse et nous ne faisons à peu près rien. C’est dramatique, au sens fort du terme.

Je connais, comme vous, certains des facteurs par lesquels on explique notre inaction collective.

Nos institutions économiques, par exemple, ont bien du mal à prendre en compte ces défaillances du marché qu’on appelle les externalités négatives, ces effets sur des tiers d’un échange entre deux parties. Les changements climatiques, affirme l’économiste Nicholas Stern, «sont le résultat de la plus grande défaillance du marché que le monde ait connue». Il a, selon moi, tout à fait raison.

Nos institutions politiques sont aussi en cause, celles-ci faisant en sorte que l’opinion publique est représentée par des gens qui ne reflètent guère ou pas ce que le public pense (ou penserait s’il était mieux informé), mais bien, trop souvent, le point de vue du monde des affaires, lequel a du mal à penser à autre chose qu’au profit immédiat. Ainsi n’ai-je pas été étonné d’apprendre que le think tank Cato est financé par Exxon Mobil; et je sais fort bien que de telles graves entorses à la qualité de la conversation démocratique sont courantes.

Je connais aussi cet aveuglement idéologique qui fait que pour des raisons religieuses ou politiques, certains refusent d’admettre la réalité du réchauffement climatique, au mépris du consensus de la quasi-totalité des scientifiques habilités à se prononcer sur la question. (Et en passant, il y a bien des désaccords parmi ces scientifiques: c’est que certains, une minorité croissante, pensent que la situation est pire encore que ce que soutiennent les autres!)

Mais à la liste des suspects habituels, certains suggèrent qu’il faut ajouter le fait que nos intuitions morales, très certainement façonnées par l’évolution alors que nous vivions en petits groupes, ont du mal à faire face à cette situation inédite. Cela mérite réflexion.

Nous sommes habitués à juger moralement des situations où un (ou des) agent(s) pose intentionnellement un geste qui a pour autrui des conséquences qu’on peut observer et lui attribuer.

Mais avec le réchauffement climatique, les agents sont un «nous» immense au sein duquel on ne se sent guère responsable, comme le proverbial flocon de neige qui se tient quitte de l’avalanche; les actions accomplies (prendre une douche, aller travailler en voiture, etc.) n’ont pas de conséquences immédiates et semblent anodines; et quand elles ont ou auront de telles conséquences, c’est sur des entités qui n’ont que peu de voix au chapitre (les pauvres des régions éloignées) ou même qui ne peuvent pas parler du tout (la nature, les animaux, les générations futures).

Le philosophe Dale Jamieson propose une expérience de pensée qui permet de comprendre cette défaillance de nos intuitions morales dans le cas du réchauffement climatique.

Cas 1: Paul vole le vélo de Pierre. On voit bien ici l’agent, son geste intentionnel, ses conséquences, et on conclut que ce geste est condamnable.

Cas 2: Indépendamment les uns des autres, un groupe de gens, dont Paul, volent chacun un morceau du vélo de Pierre qui, à la fin, a totalement disparu.

Cas 3: Paul prend un morceau de vélo d’un grand nombre de vélos, dont celui de Pierre.

Cas 4: Paul et Pierre habitent deux continents différents. La perte de son vélo par Pierre résulte du fait que Paul a commandé un vélo usagé dans un commerce.

Cas 5: Paul vit plusieurs siècles avant Pierre et consomme des matériaux nécessaires à la fabrication de vélos: en conséquence, Pierre ne peut avoir de vélo.

Cas 6: Agissant indépendamment les uns des autres, Paul et un grand nombre de personnes qui ne se connaissent pas mettent en branle une série d’événements qui font en sorte qu’un grand nombre de gens vivant dans le futur ailleurs dans le monde ne pourront avoir de vélos.

Le problème du réchauffement climatique ressemblerait à ce dernier cas. Le résoudre exigera un degré de coopération entre humains jamais encore atteint, mobilisera des ressources financières extraordinaires et demandera une formidable ingéniosité scientifique et technique. Mais cela nous demandera aussi de comprendre que nous faisons face à un problème qui exige que nous élargissions la sphère de la moralité pour y inclure des êtres et des entités qui n’y figurent guère en ce moment, voire pas du tout, et que nous envisagions différemment, sur le plan moral, nos actions individuelles et collectives – en particulier à long terme.

Le défi est immense et n’a d’égal que l’enjeu: la survie de l’espèce et celle de la planète.

(L’expérience de pensée de Jamieson est tirée de The Moral and Political Challenges of Climate Change.)