Prise de tête

L’horreur est humaine

Je ne parlerai pas du massacre de Newtown, au Connecticut.

Je n’en parlerai pas parce que c’est trop récent, parce que c’est trop horrible, et aussi parce que je n’ai à ce sujet rien à dire de pertinent qui n’aura déjà été dit, et en mieux, peut-être bien par Foglia.

Je veux plutôt vous parler de ce procès qu’on fait en ce moment à Rémy Couture. Vous connaissez l’histoire? Je résume.

Couture est ce maquilleur et créateur d’effets spéciaux spécialisé dans l’horreur qui est accusé de corruption des mœurs pour la possession, la production et la distribution de matériel obscène. Ce matériel se trouvait sur le site Internet qui lui sert de portfolio.

L’artiste assure qu’un avertissement mettait en garde les visiteurs contre la nature des images qu’on y trouverait (meurtres de femmes, d’enfants, scènes à caractère sexuel, etc.) et rappelait qu’elles étaient des œuvres d’art, des fictions.

Son procès va entre autres soulever la question de la nature de l’art (ce que fait Couture en est-il ou non? Bonne chance aux personnes qui tenteront de la résoudre au tribunal…) et la problématique de la liberté d’expression des artistes (jusqu’où peut-on aller?). Mais je vois aussi pour ma part, dans toute cette affaire, se poser une vieille et passionnante question philosophique. La voici.

De nombreuses œuvres d’art éveillent chez les spectateurs des sentiments comme l’horreur, la terreur, la révulsion. Ces sentiments sont dits négatifs, en ce sens que nous n’aimons pas les ressentir «pour vrai» et que, dans la réalité, nous fuirions les circonstances qui nous les feraient vivre.

Or, dans le cas de ces œuvres d’art, nous semblons au contraire attirés vers ce qui suscite ces émotions et nous les fait vivre. Il n’est pas besoin d’aller loin pour trouver confirmation de notre fascinante fascination pour l’horreur: des auteurs comme Stephen King ou Patrick Senécal sont aujourd’hui, sur ce plan, les dignes descendants de Mary Shelley (l’auteure de Frankenstein), tout comme le sont des téléséries comme The Walking Dead, Dexter ou Spartacus.

Il y a donc ici une petite énigme, assez proche au fond de celle que nous pose toute œuvre d’art dans la mesure où elle réussit à susciter en nous de profondes émotions (négatives dans le cas de l’horreur, mais aussi parfois positives) par ce qu’on sait pourtant par ailleurs n’être que fiction et représentation.

Dans le cas de l’horreur, j’ai toujours trouvé brillant ce qu’Aristote défend. Son objet de réflexion était la tragédie, genre théâtral alors naissant. Aristote remarque, le tout premier, cette espèce d’énigme que j’ai évoquée. Mais il avance aussi, pour la résoudre, deux idées.

La première est que nous sommes, nous humains, désireux de connaître; de sorte que nous attire le fait de pouvoir apprendre, sans risque, ce que signifie vivre, ressentir, contempler ce que la pièce va nous montrer. Et ce désir de connaître est dans le cas de l’horreur d’autant plus fort que ce qui est montré bouscule profondément nos schémas cognitifs habituels, au point de nous paraître incompréhensible et inexplicable. Vous avez vu défiler au ralenti des voitures devant un accident de la route? C’est ce vers quoi Aristote pointe, mais qui joue cette fois hors de l’enceinte du théâtre.

Aristote ajoute ensuite, bien avant Freud, cette idée que par ce spectacle nous nous «purgeons» en quelque sorte de certains fantasmes, pulsions ou angoisses que nous vivons par l’imaginaire, plutôt qu’en réalité.

La tragédie a ainsi, pour ces deux raisons complémentaires qu’invoque Aristote, une valeur à la fois cognitive (on apprend quelque chose en ressentant ces émotions) et morale.

Il va cependant de soi que dès lors que ce n’est plus de fiction et de représentation qu’il s’agit, ces arguments ne peuvent être invoqués, du moins sans être modifiés plus ou moins profondément selon le cas. L’automobiliste qui s’attarde un peu devant un blessé de la route veut connaître; mais l’on jugerait sans doute malsain qu’il s’attarde longuement devant un blessé grave sans intervenir et dans le seul but de voir ce que c’est.

Et que dirait-on d’une société tout entière qui mettrait en scène, pour la longuement contempler, après qu’elle fut survenue, une horreur quelconque, bien réelle cette fois? Que purgerait-elle, le cas échéant, dans pareille mise en scène? Se pourrait-il qu’aux reflets d’un certain spectaculaire miroir déformant, le réel et sa représentation se confondent au point de devenir indiscernables? Que penser alors de l’incessant ressassement, et avec force détails, des faits, des gestes, des acteurs? Tout cela aurait-il valeur de connaissance? D’exutoire? Cela se ferait-il au détriment de la distance critique, de l’information et de la réflexion au service de la conversation démocratique? De la pudeur?

Je pose ces questions. Je n’ai pas vraiment de réponse, encore moins de certitude. Je n’ai en fait que ce goût amer dans la bouche que m’a laissé ces derniers jours le traitement médiatique de cette terrible histoire.

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Vous dites?

Bon. D’accord. Vous avez raison: j’en ai parlé. Moi aussi…