Prise de tête

Argumentaires anti-homophobes

Il est désolant, ces temps-ci, de voir les attaques que subit la communauté homosexuelle (et lesbienne et transgenre) en Afrique; dans certains pays musulmans; en France et aux États-Unis, à travers l’opposition au mariage homosexuel; et bien entendu en Russie, où on a adopté une loi réprimant l’homosexualité.

La contribution de la philosophie aux débats qui s’ensuivent tient surtout à la clarification des concepts employés et à l’examen critique des arguments des uns et des autres.

Voici justement trois mauvais arguments souvent employés contre l’homosexualité et les contre-arguments à leur opposer.

Le premier: l’homosexualité n’est pas naturelle et pour cela doit être moralement condamnée.

En réponse à cet argument, on peut d’abord rappeler que si par nature on entend le monde animal, les comportements homosexuels y sont au contraire très répandus.

Mais surtout, on doit faire remarquer que le fait qu’une chose soit ou non naturelle (une fois ce mot défini) n’a pas à lui seul d’implication directe sur sa moralité et plus largement sur sa valeur. Certaines choses tout à fait naturelles sont malsaines (le cyanure), tandis que d’autres, artificielles, sont bénéfiques (les chirurgies cardiaques).

La leçon cruciale, ici, remonte à David Hume (1711-1776): on ne peut pas tirer de jugements de valeur de seuls jugements factuels, ou, si l’on préfère: on ne peut pas conclure ce qui doit être seulement à partir de ce qui est.

Que l’homosexualité soit ou non naturelle, cette donnée factuelle, à elle seule, ne peut donc pas permettre de tirer qu’elle soit, ou non, moralement acceptable.

La maxime de Hume exige une petite gymnastique intellectuelle pour être comprise, mais cela vaut le coup. Elle dit: «You can’t get an ought from an is». (On comprend ainsi, en prime, que le fait que l’homosexualité soit, dans les faits, moralement tenue pour condamnable dans telle ou telle société ne suffit pas à établir qu’elle doive être moralement condamnée.)

Un deuxième argument souvent invoqué est que l’homosexualité est moralement condamnable parce que Dieu le dit.

Il faut reconnaître que les grandes religions semblent en effet la condamner vigoureusement. L’Ancien Testament est souvent cité dans ce contexte: «Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme: ce serait une abomination» (Lévitique, 18:22).

Ce type d’argument est appelé le commandement divin: ce que Dieu prescrit nous dit ce qui est moralement désirable et doit être pratiqué; ce qu’Il proscrit nous dit ce qui est moralement condamnable et doit être évité. Or, Il a décrété l’homosexualité condamnable: on doit donc ne pas en permettre la pratique.

Il n’est pas facile d’argumenter avec une personne qui s’arrête là – et en certains milieux ou pays, ça fait beaucoup de monde. Mais on peut lui faire remarquer que sa conviction ne devrait pas être imposée aux autres, qui ne partagent pas sa foi; que différentes religions disent parfois sur la même question des choses différentes. On peut aussi rappeler le péril qu’il y a à vouloir décider ce que Dieu veut dire en interprétant un texte ancien et parfois contradictoire; et rappeler que certaines prescriptions religieuses semblent à la plupart des gens, et sans doute même à lui, parfaitement immorales, par exemple quand la Bible prescrit de mettre à mort les personnes qui travaillent le jour du sabbat.

Mais la doctrine du commandement divin souffre aussi d’un problème majeur et irréparable, d’abord aperçu par Platon. Le voici: ce qui est moral l’est-il parce que Dieu le décrète arbitrairement, ou est-il décrété moral par Dieu parce qu’il l’est effectivement?

Supposons qu’on dise que ce qui est moral l’est parce que c’est ce que Dieu commande – disons: un marchand ne vole pas ses clients parce que Dieu l’interdit. En ce cas, voler n’était d’abord ni bien ni mal en soi, et si c’est ce qu’il faut faire, c’est parce que Dieu, qui aurait pu vouloir le contraire, l’a voulu ainsi. Cette conclusion semble inacceptable, même si on est croyant.

Elle fait en effet dépendre contingentement ce qui est moral des commandements arbitraires de Dieu – qui aurait bien pu commander le contraire de ce qu’il a commandé: or, nous avons du mal à penser que, disons, torturer des bébés aurait pu être bien si Dieu, arbitrairement, l’avait décidé. De plus, cet arbitraire et cette contingence des normes de la moralité sont incompatibles avec l’idée que Dieu est omniscient (il sait donc ce qui est bien) et omnibénévolent (sa bonté ne pouvant consister en le simple accord avec ses arbitraires décisions).

Pour sauver la thèse du commandement divin, on se rabattra sur la deuxième option du dilemme: Dieu désigne comme moral ce qui l’est vraiment. Ainsi, Dieu sait que voler ses clients est mal et c’est pourquoi il le condamne. Mais on admet ce faisant qu’il existe un standard de ce qui est bien ou mal indépendamment de Dieu. Pour toutes ces raisons, cette thèse est donc massivement rejetée, par les philosophes comme par les théologiens.

Un troisième argumentaire fréquent contre l’homosexualité est conséquentialiste: c’est pour ce qu’elle entraîne – soit pour l’individu qui la pratique, soit pour la société qui la permet – que l’homosexualité doit être condamnée.

Il y a plusieurs lignes de réponses à pareil argumentaire, mais les suivantes me semblent souvent efficaces. On peut d’abord examiner les conséquences alléguées et, en certains cas, on constatera qu’elles ne sont pas avérées. On peut aussi montrer qu’elles ne sont pas attribuables à la seule homosexualité et que si l’on condamne l’homosexualité pour elles, il faudra aussi condamner des pratiques ou des institutions qu’on ne voudrait pas condamner (par exemple, si la stérilité des relations homosexuelles les rend condamnables, il faut aussi condamner les mariages stériles).

Mais surtout, on doit faire remarquer que bien des conséquences néfastes de l’homosexualité pour les homosexuels et la société tiennent à nos croyances et politiques à son endroit et non à l’homosexualité en tant que telle: ce sont donc elles qu’il faut changer.