Prise de tête

Pour désintoxiquer les débats

Désintoxiquons les débats

À propos de la démocratie, j’ai appris du philosophe John Dewey (1859-1951) quelques idées que je tiens pour justes et importantes. Elles méritent qu’on leur donne le temps de faire leur chemin en nous et me semblent en ce moment plus pertinentes que jamais.

Les voici.

La vie démocratique selon Dewey

Dewey soutient que s’il est possible de définir la démocratie par les habituels critères juridiques ou politiques (présence d’une constitution, séparation des pouvoirs, représentation, et ainsi de suite), ces critères, qui sont certes importants, ne vont pas au fond des choses. C’est qu’une démocratie est en effet, et même avant tout, un mode de vie associatif, c’est-à-dire une manière de vivre ensemble.

Deux choses la caractérisent, dit Dewey.

La première est que les différents groupes qui composent une société démocratique ont des contacts nombreux et variés. La deuxième est que tous ces gens ont des intérêts communs qui sont consciemment partagés. Plus ces deux critères sont satisfaits, plus la vie démocratique est riche et profonde. Moins ces deux critères sont satisfaits, moins la vie démocratique est riche et profonde.

Une conséquence de cette analyse est que la vie démocratique suppose qu’on échange, qu’on discute, qu’on se parle. Bref: que se tienne une conversation démocratique.

Je l’ai déjà dit et souvent écrit: je suis, et je pèse mes mots, profondément inquiet de certains aspects de notre actuelle conversation démocratique au Québec. Je le suis même plus que jamais.

Je voudrais redire ici pourquoi; puis avancer quelques modestes idées pour contribuer à l’améliorer.

Malaises…

Ce qui me préoccupe, au fond, ce sont toutes ces manières par lesquelles on refuse le dialogue et que je vois se répandre, à gauche comme à droite de l’échiquier politique. Et s’il n’y a pas de conversation, par définition, il ne peut y avoir de conversation démocratique.

Voici des manières de la refuser que je déplore. Je ne donnerai aucun exemple précis: mais vous les fournirez aisément.

Ne jamais donner la parole à des groupes dont on parle, le plus souvent pour en dire du mal.

Interdire à des personnes qui ont des positions différentes des nôtres de s’exprimer, y compris à l’université, où cette pratique semble se répandre.

Décider que des interlocuteurs ne peuvent être entendus parce que nous leur sommes moralement ou intellectuellement supérieurs et que nous ne pouvons donc rien en apprendre.

Appliquer une étiquette infamante (fasciste, terroriste, nazi, ayant du sang sur les mains, etc.) à des personnes ou à des groupes, de manière à ce que discuter avec eux soit impensable.

Décider que le fait de vouloir aborder un certain sujet est nécessairement la preuve d’une carence morale grave qui vous assimile à ces groupes que je viens de nommer.

S’exprimer, à l’écrit ou à l’oral, sur un ton ou avec des mots ou des expressions qui ne laissent aucun doute sur le fait que l’on pense que l’on a absolument raison et que les autres sont au mieux des crétins qui se trompent, au pire des personnes intellectuellement malhonnêtes.

Je vois tout cela. Je le vois beaucoup trop. Vous aussi, j’en fais le pari. Et je pense que cela a des effets délétères sur nous tous et nous toutes et sur la conversation que nous devons tenir. Car le fait est que, plus que jamais, il est des sujets difficiles, polémiques, qui nous divisent, mais que nous devons ensemble aborder.

En voici quelques-uns. Il y en a d’autres.

L’immigration; la nature de la laïcité souhaitable; les accommodements raisonnables; les accommodements religieux raisonnables; la culture et l’identité québécoises; les rapports de la religion avec le politique; l’islam politique; la tension entre certaines croyances ou pratiques, notamment religieuses, et des valeurs très largement embrassées, voire légalement protégées, dans une démocratie libérale; le multiculturalisme; le nationalisme.

Voici ce que j’aimerais qu’il se passe…

Modestes propositions

Pour commencer, rien a priori, sinon ce que prévoient nos lois et notre pratique de la liberté d’expression (et académique), ne devrait être exclu de cette conversation. Notre position de base doit être que tout peut et doit être mis sur la table. Il ne saurait y avoir de compromis là-dessus.

Ensuite, il faut «reciviliser» nos échanges. On ne peut l’imposer, mais il faut le demander. On ne devrait pas insulter les gens, leur intimer de se taire, employer des mots dénigrants; on devrait toujours s’en prendre aux idées plutôt qu’aux gens; on devrait écouter ce qu’autrui veut dire et présumer qu’on pourrait en apprendre quelque chose. Toutes ces choses, qui n’interdisent pas d’avoir de profondes convictions et de vrais désaccords, sont connues et nous devrions exiger qu’on les applique. La pratique de déplorer qu’on ne s’y emploie pas devrait se répandre, partout, depuis les médias sociaux jusqu’aux grands médias en passant par les conversations privées.

Je propose à cette fin un petit test que les personnes de bonne volonté pourront faire. Il est un calque de la règle d’or en éthique (qui dit: ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse; ou encore: traite ton prochain comme toi-même) et repose sur le fait que, le plus souvent, nous savons tous identifier qui ne pense pas comme nous dans ces débats hautement polarisés.

Voici ce test: un propos, un ton, un argument ou une épithète que l’on s’apprête à utiliser passe ce test si – et seulement si – on trouve raisonnable et acceptable que l’autre parti l’utilise aussi. Dans le cas contraire, il vaut mieux s’abstenir de l’employer. Et ce, même si les cotes d’écoute ou le lectorat en pâtiront.

Car il va sans dire que les personnes ayant le privilège de prendre la parole ou la plume en public ont, plus que toutes les autres, ce devoir de symétrie.

Il faut qu’on se parle, Québécoises et Québécois, et il faut qu’on le fasse civilement en désintoxiquant la conversation démocratique. Car l’alternative, on l’a trop vu depuis quelques années, n’est pas très jolie.

Elle peut même être horrible…