Sale temps pour sortir

L’étranger

J’ai traîné mon ordinateur sur une petite terrasse près du jardin du Luxembourg en me faisant, comme souvent, des accroires, en me disant que j’allais peut-être y travailler. Je suis sans cesse tiraillée entre une envie irrépressible de ne rien faire, rien, rien faire, sinon que de rêver, et ce sourd sentiment qu’il me faut, en même temps, accomplir quelque chose, donner un sens au temps. Or, je n’ai rien trouvé de mieux, à ce jour, pour donner un sens au temps, que de travailler. Bien sûr, il y a la famille, les amis, l’amour, les enfants peut-être que j’aurai un jour, les enfants de mes proches, mais ce n’est pas tout à fait la même chose, ça ne confère pas le même sens.

Quand j’étais adolescente, déjà, je traînais mes devoirs partout. Quand nous partions au chalet, ma mère me disait souvent: «T’es certaine que tu as besoin de tous ces livres, que tu vas tout étudier cela? Pourquoi tu ne prends pas une vraie pause? Tu feras tes devoirs dimanche soir!» Immanquablement, je posais mes bouquins sur une table en arrivant à la campagne. Je les regardais du coin de l’œil toute la fin de semaine où ils me regardaient, c’est selon, l’air de me dire: «Tout ce savoir est là, à ton entière disposition, pendant que tu perds ton temps à regarder la télévision, à rêver, à dormir». Je n’y touchais pas évidemment et je remballais le tout, le dimanche soir venu.

Perdre son temps. Perdre le temps et le regarder couler sans essayer de le sculpter; c’est mon grand fantasme. Depuis des années que je rêve de prendre un mois, voire deux ou trois ou six, et regarder la pluie tomber, fixer le plafond, écouter les oiseaux chanter. Décrocher complètement, carrément. Ne plus répondre au courrier électronique, ne plus répondre au téléphone, ne plus payer de comptes, ne plus réfléchir, ne plus avoir d’idées, ne pas rénover ma maison, ne pas faire de ménage, ne plus planifier de repas. Rien faire, sinon que de dormir beaucoup. Une hibernation en quelque sorte, mais que je souhaiterais par ailleurs au soleil. Un exil de la vie active.

Comme tout le monde, j’achète parfois un billet de loterie en me disant que si je gagnais, je pourrais réaliser ce fantasme, me permettre cette oisiveté totale loin des contrariétés du quotidien, des gens parfois pénibles avec lesquels il faut composer au boulot, des petites mesquineries qui polluent la couleur de moments au bureau, des horaires rigides qui grugent nos jours, nos mois, nos années.

Étonnamment, je ne gagne jamais. Et, donc, je continue d’être obsédée par le travail, par l’idée du travail qui donne un sens au quotidien, mais qui mine aussi tant de monde. Il suffit de tendre l’oreille. Le sujet, le plus souvent, est lié à des récriminations, à de l’insatisfaction. Fatigue, ennui, frustrations, conflits, harcèlement, sentiment d’impuissance ou d’incompétence, sentiment d’injustice, de manque de reconnaissance, de stress, d’aliénation. Rares sont les gens que je connais qui me disent autour d’un apéro: «Wow! Au travail, ça va super bien. Je me réalise! Mes patrons sont formidables, mes collègues sont fantastiques, je suis reconnu à ma juste valeur». Pourtant, je connais peu de monde qui n’aime pas travailler ou qui ne cherche pas, dans le travail, à donner un certain sens à son quotidien.

Il y a 75 ans cette année, un certain Albert Camus commençait à rédiger, dans un hôtel de Montmartre et dans une chambre sans fenêtre, un livre qui a été lu depuis par des millions de jeunes adultes à l’âge tendre où l’on est justement préoccupé par le sens à donner à son séjour parmi les vivants.

Vous avez lu L’étranger? C’est un roman assez terne. C’est l’histoire d’un homme, il s’appelle Meursault. Dans la vie, il pratique l’indifférence de façon caricaturale. Ses amours, son travail, la mort de sa maman. Il traverse la vie comme un automate. Un jour, il assassine un Arabe sur une plage d’Alger. Il est alors aveuglé par le soleil, il se réveille d’une sieste. Il est un peu gourd donc et il tire et il tue dans l’indifférence. Et on le condamne à mort, un peu pour cela, mais surtout parce qu’il est indifférent, parce qu’il est étanche aux codes. Ce n’est qu’une fois condamné à mort que le personnage se réveille de sa torpeur en éclatant de colère contre le prêtre qui essaie de le confesser et qui représente les codes moraux de l’époque, la bien-pensance de l’époque. Bien-pensance qui existe autrement, mais si fortement, de nos jours.

Camus se sert de ce personnage et de son histoire pour introduire les deux grands concepts de sa philosophie étayée dans Le mythe de Sisyphe: l’absurde et la révolte. «Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau, repas… Un jour, le “pourquoi” s’élève…» Camus y explique que, toute sa vie, l’homme mène un combat contre l’idée de l’inéluctabilité de la mort parce qu’elle confère à la vie un caractère absurde et que si l’on accepte l’idée qu’il n’y a pas de paradis, la seule réponse à cette absurdité de la vie est la conscience et la révolte.

Cette philosophie simple me taraude depuis mes 20 ans. Soixante-quinze ans après la création du personnage, nous sommes tous, je crois, un peu Meursault: indifférents, endormis dans nos vies, cherchant à ne pas penser à l’absurdité, à la contrecarrer par le travail, d’où l’éternelle insatisfaction sans doute.

Mais, devant l’absurde inhumanité du monde, on like, on ne like pas. On ne se révolte pas, on s’indigne, on signale nos vertus. On est dans la bien-pensance. On regarde les gens qui se noient dans la Méditerranée, les gens qui dorment dehors, la guerre en Syrie, la corruption, le chômage, nos vies, l’analphabétisme, et l’on se demande: qu’est-ce que je pourrais bien y faire de toute façon?

Et je me demande si je dormais assez longtemps pour sortir de cette sorte de lassitude de nos destins si insignifiants, si je décrochais tout à fait, si j’acceptais l’absurde, est-ce que j’arriverais à cette conscience et à cette révolte? Et qu’est-ce que ça donnerait?