Sale temps pour sortir

Apprivoiser le «yoga»

Dans sa petite chambre du CHSLD, grand-maman Lulu s’ennuie. Ses voisins de chambre n’ont guère de conversation. À plus de 95 ans, elle les appelle les «p’tits vieux». «Ils dorment tout le temps, les “p’tits vieux”», se plaint-elle, se détachant du groupe sans aucune ironie.

Grand-maman aime parler. Elle a quelques sujets privilégiés, les guerres napoléoniennes entre autres. Parmi celles-ci, sa préférée est sans doute l’épisode de la Bérézina, où Napoléon a dû traverser avec ses hommes la rivière Bérézina en Biélorussie en 1812, une épreuve historique entrée dans la langue lorsqu’on veut qualifier une déroute sportive ou électorale. «C’est une Bérézina», dit-on de quelqu’un qui doit encaisser un échec cuisant, une grosse difficulté.

Ma grand-mère adore cette expression, fascinée sans doute par l’échec, par la chute, par l’écueil vécu même par les plus grands. Heureusement que ma grand-mère n’a pas accès aux réseaux sociaux, car elle mettrait un #Bérézina à toutes les controverses qui animent notre monde virtuel qui affectionne par-dessus tout les chutes.

Au-delà des débats de fond sur les agressions sexuelles, le racisme ou la corruption, voir des «puissants» s’enliser dans les remous agités d’une rivière hostile est fascinant. Difficile de lever les yeux du spectacle de la chute, difficile de ne pas regarder attentivement l’homme ou la femme qui se débat dans la boue et la vase.

La chute est un événement rare, et vivant, qui nous renvoie à quelque chose de fondamental de notre humanité: le besoin de croire que personne n’est invulnérable et que personne ne peut échapper à la morale; notre distinction historiquement codée entre le bien et le mal, notre perception de ce qui est bien et de ce qui est mal.

Et lorsqu’on est convaincu que celui qui s’enlise dans sa #Bérézina a fait le mal, certains expriment une sorte de plaisir jubilatoire à le voir sombrer. Et les réseaux sociaux, ici, n’ont rien inventé. Les Romains, déjà, faut-il le rappeler, faisaient des crucifixions un spectacle. Car s’il est important dans toutes les civilisations de condamner le malfaiteur, on aime aussi le voir souffrir et parfois, on s’égare dans la jouissance vengeresse.

Ma grand-mère dirait «tirer sur l’ambulance». On aime tirer sur l’ambulance. Et parfois, on tire plus qu’il n’en faut. Il y a des gens qui méritent des crucifixions, d’autres moins, mais l’été, les mouches à chevreuil ont faim, elles aiment bien mordre et embêter l’homme et la femme dénudée.

Malgré la chaleur de cet été torride, Lulu a froid. Les infirmières et les préposées doivent presque se battre avec elle pour lui enlever foulards et vestes de laine qu’elle tient à porter malgré la canicule. Et puis, elle ne veut pas de deuxième bain! Elle trouve que c’est «ben du trouble» pour rien. Elle préfère qu’on la nettoie doucement à la débarbouillette, ce qui est fait fort régulièrement. Mais comme les préposées sont très occupées et n’ont pas le temps de discuter des déboires de Napoléon en 1812, on a eu la bonne idée d’envoyer une bénévole à Lulu, uniquement pour «jaser».

Formidable idée. Une dame, que je ne connais pas du tout et que je tiens à remercier, ici, de sa générosité est donc venue rendre régulièrement visite à Lulu, jusqu’au jour où ma grand-mère a signifié aux responsables du CHSLD qu’elle ne voulait plus la voir.

— Pourquoi?
— Parce que!

Troublée devant le mutisme résolu de ma grand-mère, la direction du centre a téléphoné aux enfants de Lulu pour lui demander la raison de cette rupture subite.

— Maman, pourquoi ne veux-tu plus voir la bénévole?
— Parce qu’elle veut que j’apprivoise un animal.
— Un animal?

Un autre bénévole vient régulièrement sur l’étage où habite Lulu avec un chien. Il fait de la zoothérapie avec les «p’tits vieux». Lulu trouve cette activité totalement inepte. Elle n’aime pas du tout qu’on lui demande de caresser un chien avec un regard attendri. Elle abhorre l’infantilisation.

«Elle veut amener un animal dans ma chambre et que je l’apprivoise», a expliqué ma grand-mère.

La dame en question pratique le yoga, enfin, j’imagine, j’ignore comment le malentendu a pu se glisser dans leur conversation. Mais cela a à voir avec le yoga. A-t-elle dit à Lulu qu’elle devait apprivoiser le yoga? Se familiariser avec des techniques de respirations liées au yoga? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que Lulu a pensé que le yoga était un animal et qu’elle n’avait ni l’envie ni le temps – il lui en reste, après tout, très peu sur cette terre – d’apprivoiser le yoga de la bénévole.

J’aime beaucoup, cette belle confusion métaphorique, loufoque et lucide à la fois. Moi non plus, je n’ai pas envie d’apprivoiser les divers yogas qu’on me propose, petits animaux à la mode, tout mignons, mais qui m’indiffèrent.

«As-tu downloadé (apprivoisé) telle ou telle nouvelle application? As-tu vu cette nouvelle série sur Netflix? Tu devrais essayer la méditation pleine conscience, tu devrais arrêter le gluten, réduire les produits laitiers, etc. As-tu écouté la nouvelle baladodiffusion de machin chouette…»

Le plus souvent, la réponse que j’ai envie de donner, c’est: ben non, j’ai comme plus le temps d’apprivoiser tous ces yogas fournis par l’air du temps. J’ai juste envie de beaucoup de silence. Envie d’entendre de la sollicitude, de la sagesse et des regards sans passions inutiles sur la vie et les choses.

Et puis de parler avec Lulu de la Bérézina avant qu’elle ne puisse plus le faire.