Théologie Médiatique

Le peuple qui a peur

À l’occasion de la publication de ses mémoires, Jean Garon, politicien à la retraite bien connu, a tenté d’expliquer les défaites référendaires de 1980 et 1995 par le réflexe de peur des Québécois: «Le peuple québécois, a-t-il expliqué, est un peuple peureux, il ne faut pas se conter d’histoire. On est des pissous. On a même peur de dire que ça se passe en français au Québec.»

Ça m’a fait un peu sourire. Cette sorte de psychanalyse du peuple visant à diagnostiquer nos phobies collectives revient périodiquement dans notre littérature du quotidien.

En 2002, c’était Pierre Falardeau, à l’occasion de la Journée nationale des patriotes, qui y allait grosso modo du même diagnostic: «Un peuple de vieux pis de mous qui s’intéresse juste à ses crisse de REER pis à son taux de PH dans sa piscine.» Curieux discours patriotique s’il en est un, mais bon. J’imagine qu’on aime sa patrie comme on peut.

Pissous, mous… Ajoutons à cela que les Québécois sont aussi paresseux. Enfin, Lucien Bouchard n’a jamais dit ça, contrairement à ce que rapporte l’imaginaire populaire, mais peut-être le pensait-il. C’était en 2006. Il a dit qu’on ne travaillait pas assez. Je pense à lui tous les soirs en faisant la vaisselle d’une main et le lunch de la petite de l’autre tout en discutant avec moi-même pour écrire ma prochaine chronique. Ah! Si les journées pouvaient avoir 72 heures, je pourrais travailler plus! Misère… Mais qui, au juste, a imaginé ce damné système solaire? C’est vraiment mal foutu. Il faudrait tout refaire depuis le début.

À ces gentlemen qui fouillent l’âme du peuple dans ses moindres recoins s’ajoute aussi Michel Kelly-Gagnon qui, en 2005, alors qu’il était président du Conseil du patronat du Québec, nous enjouait à retrouver «l’esprit du coureur des bois» qui sommeille en nous. Une analyse avec laquelle il s’est baladé un peu partout depuis, de l’IEDM aux colloques du RLQ, en multipliant les allocutions sur le même thème : «Nous» étions des aventuriers sans craintes (et sans scrupules, oserais-je préciser), nous sommes devenus des mous, des vieux, des paresseux. Un discours que même Richard Martineau a fait sien l’an dernier en lisant le livre de Joanne Marcotte, majorette du RLQ: «Qu’est-il arrivé, écrivait-il, pour que nous passions ainsi de lions à brebis?» Ça aussi, ça m’avait fait rigoler. C’est vrai que ça devait être très stimulant, côté business, de se balader dans les bois pour chasser le castor, question de tirer un max de profit sans trop se buter à des règles environnementales. On comprend que certains regrettent cette époque bénie.

Avouez qu’il faut quand même le faire. Je viens de regrouper dans un même champ sémantique Garon, Falardeau, Bouchard, Kelly-Gagnon, Marcotte et Martineau…

Mais je m’égare… La question demeure: comment, donc, sommes-nous devenus des pissous?

Il y a de quoi s’ouvrir le thorax avec une cuillère à soupe à force de fréquenter ces jérémiades en forme de psychanalyse à la petite semaine du peuple.

Évidemment, pour celui qui n’arrive pas à convaincre et à rassembler ceux qui n’adhèrent pas à son option sont des peureux. C’est une explication commode qui permet d’englober «le peuple» dans un personnage fictif à qui on prête des caractéristiques peu enviables, notamment celle de perdant.

Ainsi, le protagoniste qui n’arrive pas à convaincre «le peuple» de se joindre à ses ambitions se dérobe d’analyser ses propres stratégies et ses éventuels échecs. «Ce sont des peureux». Voilà. C’est tout et c’est dit. Il y a quelque chose de judéo-chrétien dans ce genre d’envolée où les destins individuels ne peuvent rien face au sort de l’humanité, elle-même porteuse d’une faute, d’une tache originelle qui fixe en quelque sorte le devenir historique de tout un chacun. L’échec personnel devient ainsi une chute collective. J’ai péché parce que l’humain est un pécheur.

Une explication commode, donc. Pas mal plus commode que de se remettre soi-même en question.

Et si le quidam moyen – qui est aussi une fiction – écoutait tout ce beau monde en doutant un peu dans son for intérieur? «Mais de quoi il cause, ce con?»… C’est une hypothèse beaucoup plus complexe et sans doute moins agréable. Car la peur s’accompagne d’un doute: «Et si on fonçait droit dans un mur?»… S’en remettre à la peur du peuple, c’est d’abord, et surtout, dissimuler un regret: celui de n’avoir pas su rassurer monsieur et madame tout-le-monde.

La peur du peuple, en somme, c’est le lieu où s’évapore l’échec individuel de celui qui a tenté sans succès de convaincre ses concitoyens. Elle évite de se poser une question toute conne…

… Et si, finalement, ceux qui parlent du «peuple» étaient vraiment très épeurants?