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Matricule 728… Remixer, ou pas?

Depuis quelques jours, les actes et les propos d’une policière désormais connue sous le nom de «matricule 728» ont allumé la mèche de l’indignation de bien des citoyens au Québec, notamment des artistes et des «carrés rouges» explicitement ciblés par ses interventions.

J’ai personnellement et professionnellement participé à ce qu’il convient d’appeler une explosion, en mettant en ligne l’événement Projet Matricule 728 Remix sur le site du Voir, un projet qui propose aux créateurs d’utiliser les enregistrement des propos de la principale intéressée pour créer des pièces musicales.

Ce projet a provoqué bien des questionnements. J’ai personnellement passé les derniers jours à intervenir dans les médias pour en expliquer les intentions et les conséquences. Je me permets ici de résumer quelques réflexions et de réagir à certains aspects du débat qui ont été portés à mon attention.

Une indignation réelle et justifiée

On ne peut pas, il ne faut pas, céder un pouce de terrain dans cette avancée des préjugés. Jamais. L’irresponsabilité serait de laisser, comme on l’a dit, «la justice suivre son cours» lorsque nous sommes alertés d’un germe de violence envers une partie de la communauté. Plus encore lorsque cette violence est proférée par des «agents de la paix» qui sont eux-mêmes les bras et les jambes de cette justice à laquelle on demande, en toute confiance, de laisser suivre naturellement son cours. Le problème, c’est que la confiance n’est justement plus au rendez-vous. Ces agents de la paix devraient être occupés à maintenir la paix, justement, et non à perpétuer l’injustice et l’agression armée.

Certes, il y aura des dérapages. Certains iront jusqu’à sortir le goudron et les plumes pour crucifier cette policière. Il faut condamner fermement et sans hésiter une telle attitude insensée. Mais cette condamnation de l’idiotie ne doit pas mener à un bâillonnement pur et simple de la liberté d’expression. Il faut parler, il faut dire, il faut aussi s’indigner. De tels agissements de la part d’un agent de la paix dépassent l’entendement et minent les fondements de la démocratie.

On nous dira que le matricule 728 n’est possiblement qu’un cas isolé. Je suis prêt en toute honnêteté, à le croire. Mais les événements récents au Québec laissent à tout le moins supposer qu’ils sont plusieurs à vouloir tâter du gauche, du barbu, de l’engagé et de l’alternatif qu’on emballe sous l’appellation commode de «carré rouge». Est-ce là une culture d’entreprise? En tout cas, au moins, la question se pose. Nous avons été nombreux à témoigner au printemps dernier, à grands coups de vidéo, de textes et de photos, de multiples abus de pouvoir de la part des services policiers. Qui donc a pris acte? Qui a répondu présent à l’appel? Personne. Ces appels sont demeurés lettres mortes. C’est tout simplement l’omerta au sein des corps policiers.

Pire encore, à propos du cas précis du matricule 728, les témoignages de faits demeurés inaperçus se multiplient depuis la publication des documents audio et vidéo incriminants. Comment se fait-il qu’elle soit toujours en poste? Qui travaillait avec elle sans rien dire? Pourquoi faut-il attendre que la toile médiatique s’enflamme pour agir? Il y en a combien en poste comme elle?

Pour répondre à ces questions, ira-t-on avancer que la justice devait suivre son cours? Si oui, jusqu’à quand? Jusqu’à ce qu’il soit trop tard?

Je me garde normalement une saine réserve lorsque vient le temps de critiquer le travail des policiers. D’abord, je ne suis pas un chroniqueur judiciaire. Ensuite, et surtout, j’ai l’intime conviction que ces travailleurs doivent affronter des situations complexes desquelles il est difficile de se faire une opinion. Mais dans le cas qui nous occupe ici, il s’agit purement et simplement d’un manquement à l’éthique la plus élémentaire fondé sur des préjugés grotesques. Même s’il s’agissait d’une exception, il convient de la dénoncer avec fermeté.

Un dilemme d’éthique médiatique

Depuis la mise en ligne de ce Projet Matricule 728 remix que j’ai initié, en impliquant ainsi un choix éditorial du Voir, certains intervenants ont exprimé une certaine réserve. Je comprends leurs interrogations et leurs objections. Est-ce la tâche d’un média de susciter les prises de position et de mobiliser l’indignation afin de dénoncer les agissements de certains policiers? La question mérite en tout cas qu’on s’y attarde.

Dans un premier temps, ce qui a été porté à notre attention, ce sont des préjugés grossiers envers les artistes. Nous avons entendu des propos d’une violence extrême, qualifiant ces derniers de «mangeux de marde», de «trous de cul»,  de «rats» et autres noms d’oiseaux (le mot est faible). Selon ce qu’on peut comprendre, ces préjugés justifieraient qu’on leur saute dessus et qu’on les étrangle, avec pour seul motif qu’ils tenaient une bière à quelques pouces de l’entrée de leur résidence, une infraction banale.

Je parle ici en mon nom personnel, n’ayant pas consulté mes collègues avant de passer à l’action, mais ce n’est pas d’hier que le Voir est le porte-voix des créateurs et des artistes. Ce n’est pas d’hier non plus que certains médias, s’adressant à une communauté d’intérêt, prennent position dans certains dossiers en appelant leurs lecteurs à se positionner sur des questions sociales qui les concernent. Tous les médias le font en ayant recours à des lettres ouvertes ou des tribunes téléphoniques. Il suffit de lire les commentaires qui suivent les publications en ligne d’à peu près tous les chroniqueurs et journalistes pour se rendre compte qu’on invite le public à participer –de manière pas nécessairement soupesée- à une grande discussion sur l’actualité. C’est le cas autant au Devoir qu’au Journal de Montréal. Aussi, tous les sondages commandés par les médias se résument à une seule question: dites-nous ce que vous en pensez.

Cela est encore plus vrai à l’heure des médias sociaux. On lit et on entend tous les jours les réactions de quidams sur diverses plateformes comme Facebook et Twitter. Certains vont même jusqu’à les imprimer dans les journaux. À peu près toutes les émissions de télévision nous invitent à participer en temps réel sur twitter en utilisant un #hashtag comme #tlmep. Certains médias en ont même fait un produit en bonne et due forme, comme c’est le cas pour Mon topo, où les auditeurs sont appelés à envoyer leurs nouvelles et images, diffusées sans qu’elles ne soient vérifiées, sur les chaînes télévisées de Quebecor.

Dans le cas qui nous occupe ici, nous avons demandé à des créateurs et des artistes de réagir aux propos d’une policière qui les concernaient au premier chef. Nous leur avons demandé de le faire avec leurs outils, leur langage, en utilisant la musique et l’art du remix. Entre une lettre ouverte qui reprend des paroles d’un politicien et une pièce musicale qui reprend les paroles d’une policière, je ne vois aucune différence. Aucune.

On peut certainement se questionner sur cette manière de faire, mais ce faisant, c’est la pratique même des médias à l’ère de la participation du public qu’il faudra remettre en question, et pas simplement tel ou tel exemple sous prétexte qu’il enflamme un débat de société particulier qui nous plaît plus ou moins.

Il serait, par ailleurs, assez hypocrite de s’indigner à propos de ces pratiques alors que nous acceptons tous de laisser la parole à des blogueurs et à des lecteurs sur nos plateformes respectives en ayant recours à une modération plus ou moins rigoureuse. Plus encore, nous utilisons tous les plateformes «sociales» pour pousser nos contenus vers le public, les laissant les partager, les commenter et les rediffuser à qui mieux mieux. Tout cela, c’est du remix… On peut refuser de jouer, mais on ne peut pas jouer à moitié. Ou bien on accepte d’ouvrir nos tribunes, ou bien on les ferme.

Au-delà (ou en deçà?) du Matricule 728

À l’heure ou on se parle, je ne sais toujours pas si cette Matricule 728 est un bourreau ou une victime. Une victime d’un système politico-judiciaire qui s’accommode de la haine de la différence. Elle est devenue une sorte de mythe, le lieu d’un métalangage issu d’une réalité effective: celle où la force armée menace l’altérité et la liberté d’expression et d’association. Certes, il est bien dommage que cette femme qui porte un nom, qui rentre chez elle le soir avec le sentiment d’avoir fait son travail, soit désormais le symbole de l’acharnement policier. Je lui souhaite la meilleure des chances pour se sortir de son funeste sort médiatique. Mais en toute honnêteté, pour trouver l’origine de sa souffrance actuelle –de laquelle je ne doute pas une seconde- il faudra chercher ailleurs que dans les remix et les divers cris d’indignation qu’on entend de toute part en ce moment… Elle devra questionner ses supérieurs et le système dont elle est le produit, et non la cause. C’est dans cette quête que nous devrons –au nom du civisme et de l’engagement citoyen- l’accompagner.