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Jean Barbe, le Journal de Montréal et les camps de la mort. Réflexion sur l’argument Reductio ad Hitlerum

Je n’ai pas commenté cette histoire concernant la fin du blogue de Jean Barbe sur le site du Journal de Montréal. Je me garde une petite gêne. Je rappellerai simplement les faits. Le 21 novembre dernier, Barbe signait un texte sur son blogue pour commenter les diverses réactions au budget du PQ, une sorte d’envolée surtout poétique à propos de la vérité et du rôle essentiel des pelleteux de nuages. Il s’attaquait alors vertement à Pratte, Dubuc, Martineau, Duhaime, Dufour, la CAQ et le PLQ et terminait son texte sur ces mots :

« Vous me faites penser à ces prisonniers dans les camps de la mort qui acceptaient, pour un peu de viande, de faire la police auprès des leurs.

Sur les frontons des camps, il était écrit: « le travail rend libre ».

La voilà, votre vérité. »

Ces trois phrases lui ont coûté son blogue. Il est depuis disparu du site du JdM. L’affaire a fait un peu de bruit et, comme tous les feux d’artifices médiatiques, elle s’est éteinte.

Or, Jean Barbe a lui-même choisi de la ressortir en publiant sur le Huffington Post Québec un billet où il revient sur cet épisode. Je le cite:

« Ah, le fameux point Godwin! L’infamie qui consiste à rappeler une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’histoire de l’humanité! Comme si en faire mention était un «no-no» absolu, comme si en tirer leçon était une faute de goût! Point Godwin! a-t-on clamé, avec un accent de mépris qui, au fond, a surtout servi à ne pas prendre en considération le reste du texte. »

Je ne dirai rien, en tout cas pour l’instant, à propos du congédiement de Jean Barbe, mais j’aimerais souligner qu’il me semble y avoir ici une grande confusion des genres.

Il n’a jamais été question d’interdire le rappel de cette période plus sombre de l’humanité. La référence à l’histoire n’est aucunement fallacieuse et dans bien des cas elle est nécessaire.

L’argument Reductio ad Hitlerum consiste à tenter de démolir la position d’un adversaire en le comparant à Hitler, ce qui est un sophisme. « Hitler pensait comme vous »… Son extension contemporaine, le point Godwin, est atteint dans une discussion justement quand ce sophisme apparaît, par une comparaison au 3e Reich, Hitler, les nazis, etc.

Comparer un adversaire à un collabo nazi dans les camps de la mort fait partie de ces tactiques fallacieuses. Cela ne dit rien sur la valeur des arguments, ça ne démontre pas qu’ils sont faux, injustes ou infondés. On se dispense de les évaluer en faisant une comparaison qui tue le débat. « Devrait-on discuter avec des collabos nazis? »… Inutile d’aller plus loin, puisqu’on est déjà hors des limites.

Atteindre le point Godwin, c’est en quelque sorte refaire le procès de Nuremberg en trois mots pour classer son interlocuteur dans une catégorie inhumaine. Ainsi rangé du côté du mal radical, il ne peut plus rien faire, plus rien dire, il a tort en tout. Il ne commet pas simplement une erreur, il commet un crime contre l’humanité.

Plus souvent qu’autrement, recourir à ce genre de comparaison indique que nous n’avons pas réellement d’argument à avancer. On doit donc se contenter d’un accessoire de scène rhétorique. On a beau jeu ensuite de reprocher aux détracteurs de ne pas vouloir discuter du fond de la question et de s’enfarger sur la forme. Ce reproche ne tient pas la route un instant puisque nous nous retrouvons dans un discours purement unidimensionnel où la forme et le fond se confondent. Tout se joue en surface, tout se retrouve aplani. Les divergences d’opinion et les pires crimes contre le genre humain apparaissent comme du pareil au même. La victime de l’accusation n’a pas tort sur tel ou tel point, elle n’est tout simplement pas invitée à discuter. Elle est carrément le Mal et se trouve ainsi condamnée sans possibilité d’appel. À partir de là, où peut-on bien aller?

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Il y a plusieurs variantes à ce procédé. De manière plus large, il s’agit de comparer un interlocuteur à une figure considérée comme un monstre historique.

J’en identifie quelques unes, selon les camps. (Soyez indulgents, mon latin n’est pas au point)

Pour les droitistes: Reductio ad Goulagum / Reductio ad Stalinum

Pour les indépendantistes: Reductio ad Trudeaum / Reductio ad Prattum

Pour les fédéralistes: Reductio ad Felquistium

Pour les animateurs de radio de Québec: Reductio ad Plateaum / Reductio ad Kadhirum

Pour ceux qui veulent discréditer un chroniqueur: Reductio ad Martinum

Etc etc. Je pourrais en relater des dizaines.

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On peut certainement se questionner, à savoir si l’utilisation d’un tel argument doit valoir un congédiement, si un éditeur est en droit de refuser qu’il soit utilisé dans ses publications ou si la liberté d’expression nous oblige moralement à le tolérer. On pourrait même se questionner sur les raisons idéologiques qui font en sorte qu’on le laissera parfois passer à droite, mais pas à gauche, et vice-versa. Toutes ces questions sont valables et méritent d’être discutées.

Mais un fait demeure cependant. Ce n’est pas la référence aux moments sombres de l’histoire qui cause problème. C’est l’instrumentalisation de ces horreurs afin de discréditer de manière fallacieuse un adversaire qui mine toute possibilité de discussion.

Sans compter que l’histoire elle-même en paie le prix. Lorsqu’on range dans le même panier les envolées de Martineau et les camps de la mort, c’est le sort de ceux qui ont réellement souffert sous la terreur qu’on range dans le tiroir des banalités à la petite semaine.