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Stevan Harnad : « J’ai honte d’avoir été végétarien pendant 50 ans »

J’ai entendu parler de Stevan Harnad pour la première fois l’hiver dernier alors qu’il signait un plaidoyer pour le végétalisme dans la revue Québec Humaniste. Le chercheur, qui est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en sciences cognitives à l’UQAM, y faisait une observation troublante : presque  tous les humains se portent exactement comme des psychopathes en exploitant les animaux. On sait en effet que les psychopathes ne sont pas troublés par la misère d’autrui. Pour atteindre leurs buts, ils n’hésitent pas à faire souffrir les autres. Puisque manger de la viande n’est pas nécessaire (Harnad, végétarien depuis cinquante ans et devenu végétalien il y a quelques années, en est la preuve vivante), il concluait simplement son article en affirmant son refus de faire souffrir des animaux pour son plaisir gustatif. Il n’est pas carnivore parce qu’il n’est pas psychopathe.

 

L’article m’avait marquée par la simplicité et la puissance de son argumentation. « Si vous mangez de la viande, ce n’est certes pas parce que la viande est nécessaire pour votre survie, ni pour votre santé : c’est pour atteindre un but qui est à votre goût, peu importe la misère gratuite induite à d’autres êtres vivants, souffrants. » Il suffit souvent d’avoir réfléchi sérieusement aux conditions d’élevage ou d’avoir vu des images d’abattoirs pour être touché par cette souffrance. Par la suite, des pirouettes intellectuelles complexes deviennent nécessaires au maintien du statu quo, pour continuer de manger son steak « comme avant ». Je me suis moi-même longtemps protégée en disant ne pas vouloir savoir. Mais lorsqu’on sait, la seule façon de chasser la culpabilité, c’est de modifier ses habitudes alimentaires. À moins d’être un émule du Patrick Bateman de Bret Easton Ellis.

 

Il y a quelques semaines, Stevan Harnad et moi étions tous les deux invités au colloque Animaux : conscience, empathie et justice dans le cadre du congrès de l’ACFAS. Je faisais la conférence d’ouverture; il clôturait la session. Je lui témoignais mon admiration pour l’intérêt qu’il portait à la cause animale et j’ai été médusée par sa réponse : « Tout ce que j’ai fait dans le passé n’a pas d’importance. Ce qui compte maintenant, c’est de mettre fin à l’exploitation animale. »  Pourtant, la carrière de Stevan Harnad est enviable : maîtrise en psychologie de McGill, doctorat en psychologie de Princeton, fondateur de la prestigieuse revue Behavioral and Brain Sciences, il est aussi l’un des phares du mouvement pour le libre accès (open access) en édition scientifique. J’ai voulu comprendre comment un des plus grands chercheurs du Québec en est venu à s’intéresser à la question animale.

 

« Tout ce que j’ai dit était de l’hypocrisie »

Dès le départ, il s’excuse. Il est devenu végétarien à l’âge de 17 ans mais a honte d’avouer que ce n’est que depuis trois ans qu’il est végétalien : « J’étais végétarien mais j’avais mis de côté la vraie question qui était la question de base : est-ce vraiment nécessaire de faire ces choses cruelles aux animaux? Pendant cinquante ans, je me suis permis de croire que je n’avais pas à convaincre les gens. J’ai même honte d’avoir répondu “vive la liberté” à des gens qui me demandaient si ça me gênait qu’ils mangent de la viande. Tout ce que j’ai dit était de l’hypocrisie. Je le vois clairement maintenant et je veux compenser pour ça. »

 

C’est une conférence du juriste David Wolfson qu’il a entendue alors qu’il commençait à cohabiter avec les chats de sa mère décédée qui l’a convaincu de modifier son rapport aux animaux. Il reconnaît s’être trompé pendant des années. Sur les relations qu’on peut développer avec les animaux comme sur les stratégies à adopter pour convaincre nos semblables d’arrêter de les exploiter.

 

La question du nombre d’animaux tués revient d’ailleurs constamment dans le discours du professeur Harnad. Ses présentations contiennent toutes le kill counter, où le nombre d’animaux tués défile sous nos yeux. Il ne manque pas non plus de rappeler que la croissance de la population humaine est exponentielle, que la quantité absolue de mal que l’on inflige aux autres humains, comme aux autres animaux, augmente sans cesse. La quantité de souffrance sur Terre est supérieure à ce qu’elle a jamais été. « On fabrique pour plaire à nos goûts des quantités faramineuses d’êtres souffrants. Beaucoup plus que jamais. Ce taux de croissance excède le taux de croissance de nos réformes. » D’où l’importance de la question et l’urgence d’agir.

 

Alors que plusieurs chercheurs de sa génération préparent leur retraite, Stevan Harnad s’est engagé pour la cause animale avec la même fougue que ceux à qui il enseigne. Mais comment fait-on le lien entre toute une carrière de recherche en sciences cognitives et la question animale? D’abord, Harnad refuse de théoriser sur les questions animales. Les faits de fond, dit il, sont transparents, exactement comme ils le sont dans le cas de l’esclavage, le viol, et le sadisme Il préfère la voie de l’activisme. Mais ses travaux lui donnent des pistes pour mieux comprendre les humains qu’il essaie de convaincre. « Je m’intéresse à la conscience, mais mes recherches portent surtout sur les origines du langage. Je cherche à savoir à quoi servait le langage, quel est son avantage évolutif. Mais la dernière question qui me préoccupe, c’est comment se fait-il que les gens ne tiennent pas compte des horreurs nécessaires pour remplir leurs assiettes? C’est qu’on croit que les animaux qu’on mange ne ressentent rien.  Je me demande d’où vient cette croyance. D’un côté, c’est lié à la conscience. D’un autre côté, c’est lié au langage. Si ces animaux-là parlaient, on n’en serait pas là. »

 

Et maintenant?

Stevan Harnad reste optimiste. La majorité de l’humanité n’est pas psychopathe. C’est plutôt l’ignorance et le déni qui expliquent nos comportements carnivores. Il est donc possible de convaincre les gens de modifier leurs habitudes en leur montrant les horreurs qui se cachent derrière nos choix alimentaires et en leur démontrant que l’exploitation des animaux n’est pas nécessaire pour la survie et la santé L’ampleur de la tâche ne lui fait pas peur : celui qui est né à Budapest l’année où on mettait fin à la 2e Guerre Mondiale et qui a étudié la cognition humaine pendant toute sa carrière est bien placé pour savoir que le monde peut changer.  On a envie de le croire et de le suivre.

  

[texte mis à jour le 30 mai 2013 à 19h00]