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Le grand cycle

À l’occasion du Festival TransAmériques, j’inaugure ce blogue, Bivouac, en référence à ces campements de fortune que j’établis tous les soirs dans la ville pour assister à ce qui se crée sur la scène montréalaise, et que je tâcherai de vous raconter, en bonne vigile de la vie qui s’invente sur les planches de nos théâtres.
Pour la soirée d’ouverture du FTA hier soir, après un concert de casseroles chaudement partagé par la foule électrisée, le chorégraphe originaire de Sao Paulo Guilherme Botelho, qui a fondé sa compagnie Alias à Genève, nous a donné un voyage sensoriel phénoménal. Envoûtant et inquiétant, Sideways Rain part d’une idée simple et la pousse jusqu’à son ultime limite, créant avec ses 14 danseurs qui traversent la scène de gauche à droite durant toute l’heure du spectacle, un flot continu qui rappelle les mouvements élémentaires de la vie terrestre.
D’abord à quatre pattes comme des insectes ou des animaux, grimpant, rampant, marchant, puis courant, roulant, reculant, les 14 corps qui se déplacent inlassablement finissent par créer un mouvement hypnotique, une sorte de marée, de vague ou de pluie, comme son titre l’indique, qui renvoie au grand cycle de la vie dessiné par une grammaire précise, mais un jeu aussi organique qui exerce un échange d’énergie extrêmement efficace.
Par un travail prodigieux sur la cinétique (explorant tous les potentiels de la vitesse, de la progression et des forces créées par le mouvement), Botelho provoque chez le spectateur un trouble perceptif qui fait que quand les danseurs s’arrêtent, le sol semble continuer à avancer et les corps reculer. Après vérification, le décor est toujours immobile, mais nos yeux, eux, ont imprimé le mouvement et continuent à voir défiler le paysage. Comme après un manège, les gens sortaient d’ailleurs de la salle étourdis et un peu sonnés par cette expérience où le spectateur est lui-même emporté par le flot qu’il observe.
En jouant constamment sur la continuité et la fracture, atteinte soudaine d’une forme d’individualité dans le mouvement de masse (une femme qui se lève debout et observe; un homme qui retient une danseuse, créant par l’attachement un bris dans le courant fluide, un regard vers le ciel ou une main au ventre), le chorégraphe réussit à faire surgir une dramaturgie dans ce qui paraissait au départ qu’une simple traversée de danseurs sur scène. Avec la musique inquiétante, électro noir texturé de notes organiques et industrielles, cette marche de l’homme peut d’abord sembler une marche de fin du monde, mais on songe aussi à la genèse, comme si ces corps dessinaient les premiers pas de l’homme depuis les batraciens jusqu’aux grands mammifères (courant avec une grâce prodigieuse). Le thème de l’évolution est central, mais si on nous raconte bel et bien une histoire, le sens profond de la pièce demeure secret, contenu dans celui de la sensation. De là toute la force de l’oeuvre, mystérieuse et électrisante.
Sideways Rain est un tableau vivant qui nous fait sentir la rondeur du monde, nous transporte littéralement, soutenu par la puissance de 14 danseurs qui suivent avec un souffle et une énergie soutenus cette grande roue réglée au quart de tour, avec changements de costume, rapidité et constance sans faille qui nous font croire qu’un autre spectacle sûrement impressionnant doit se jouer back stage.
Un morceau solide pour ouvrir le festival. Un théâtre du corps qui raconte sans mot. De toute beauté.