BloguesHugo Prévost

Ceci n’est pas un bilan

L’année 2012 tire à sa fin, et avec elle, une première année de blogue sur les médias alimenté par votre humble serviteur. Avant de vous laisser à vos décomptes de fin d’année, j’aimerais vous proposer non pas un palmarès ou quelque autre liste du genre, mais plutôt une série de réflexions sur lesquelles je n’ai pas eu l’occasion de me pencher jusqu’à maintenant.

1-Quid du plan iPad de La Presse?
Annoncé en grande pompe il y a déjà de cela plus de deux ans, le fameux plan iPad du quotidien de la rue Saint-Jacques devait représenter une cassure nette du modèle de distribution traditionnel. En effet, selon des rumeurs qui ont couru à une certaine époque, le nombre d’exemplaires papier devait être ramené à 30 000 par jour, et les abonnés devaient se voir offrir une tablette numérique d’Apple en échange d’un engagement de trois ans.

Depuis la diffusion des premières rumeurs et informations, cependant, plus rien. Oh, nous avons bien sûr appris qu’il existait une salle de rédaction «secrète», située dans l’est de Montréal, lors d’une évacuation forcée des bureaux du Vieux-Montréal pendant un incendie. Il est également facile de constater que les embauches se sont multipliées au cours des dernières années, sans aucun doute pour faciliter la transition vers un modèle majoritairement numérique.

Cependant, point de plan iPad, ou, du moins, point d’annonce offrant une tablette numérique en échange d’un abonnement à la durée pas encore précisée. Le modèle a pourtant rencontré un certain succès, entre autres à l’Acadie Nouvelle, qui a lancé son propre programme, l’an dernier. La réussite d’une transition partielle vers un modèle numérique dans les bureaux du New York Times pourrait également inspirer les gens de chez Gesca. Par contre, après bientôt trois ans d’attentes, certains aspects de l’évolution du marché pourraient bien, à terme, menacer l’efficacité et la rentabilité de ce plan.

Tout d’abord, le cas de Cyberpresse. Bien que l’ensemble de l’appareil médiatique de Gesca ait subi un relookage, passant entre autres du vocable Cyberpresse à celui de LaPresse.ca, la structure gratuite demeure, et cela pose problème. Pas pour la libre-circulation de l’information, bien certainement, mais si tout le contenu web demeure gratuit, et que l’«avantage» d’avoir une copie papier disparaît, quel est l’intérêt de devoir s’engager pour trois ans avec une entreprise, pour obtenir un modèle de tablette de toute façon condamné à être dépassé dans les six mois à venir? Apple ayant désormais adopté la mauvaise habitude de présenter une nouvelle version de son iPad deux, voire trois fois par année, l’argument de la tablette «gratuite» sera-t-il toujours aussi vendeur?

Il ne faut pas non plus négliger le fait que la concurrence est désormais particulièrement rude sur le marché des tablettes. Alors que la firme de Cupertino dominait outrageusement le monde des tablettes – et c’est encore relativement le cas -, Google et Amazon ont tous deux mis en marché des appareils compacts, rapides et particulièrement efficaces, le tout pour un prix à faire rougir les gens de chez Apple. Une tablette Nexus 7 de base, par exemple, coûte un peu plus de 200 $, alors que le iPad Mini se détaille à plus de 300 $, pour des capacités semblables. J’ignore le prix auquel La Presse pense vendre son futur abonnement, mais à 10 $, en ce moment, pour la version électronique, j’aime encore mieux acheter la tablette qui me convient, ou tout simplement poursuivre avec la version gratuite disponible sur LaPresse.ca. On a beau prêcher pour le renflouement des caisses des médias, on ne gaspillera ses précieux deniers alors qu’une alternative gratuite existe…

La meilleure solution, pour La Presse, pourrait être d’introduire un système de mur payant en même temps que son plan iPad. Il s’agira d’un dur coup à donner, et le tout aura sans doute une incidence majeure sur les ventes, au tout début, mais comme le modèle papier utilisé par La Presse – le financement majoritaire par les revenus publicitaires – n’est certainement pas viable à long terme, faire passer ces deux mesures en force pourrait permettre d’éviter une longue période de confusion.

2-La saga des murs payants
L’année 2012 aura été celle de la grande ruée vers les murs payants et les abonnements numériques. Le mouvement ne date bien sûr pas d’hier, mais le milieu canadien et québécois de la presse écrite semble s’être enfin réveillé cette année, et avoir compris que la solution à une partie de leurs problèmes de revenus passait par la mise en place de ces barrières électroniques.

De nombreux joueurs du Canada anglais – et les principaux journaux de Québecor – ont ainsi cédé à la tentation, sans doute poussés par le besoin d’assurer un certain niveau minimum de revenus. L’effort sera-t-il suffisant? L’on montre à gauche et à droite l’exemple du New York Times, mais aucun journal canadien ne peut se targuer d’avoir le lectorat du célèbre quotidien de la grosse pomme. 2013 sera sans doute l’année où ces murs payants seront mis à rude épreuve. Ça passe ou ça casse, comme on dit.

3-La question des drames familiaux
Je suis bien conscient que je m’engage ainsi en terrain miné, et je tâcherai donc de mesurer mes propos, mais cet acharnement des médias sur les dossiers touchant à des drames familiaux dépasse l’entendement. Avec l’affaire Guy Turcotte, tout d’abord, mais aussi avec le dossier de Marjorie Raymond, cette adolescente qui s’est suicidée après avoir entre autres été intimidée, sans oublier l’histoire de cette mère de famille qui aurait tué ses enfants, à la fin de l’automne.

À voir la quantité de reportages, d’articles et de topos sur ce type de drames, et à voir l’acharnement avec lequel les médias semblent vouloir creuser le sujet, je ne peux que me dire que la société québécoise éprouve un besoin viscéral de succomber à un désir de voyeurisme malsain. Qu’on rende compte de ces situations dans les médias, c’est bien normal; notre travail est de rapporter les faits, après tout. Mais que l’on doive subir les sempiternelles interrogations des voisins, proches et amis tous dévastés et stupéfaits d’apprendre qu’untel tondait non seulement son gazon tous les samedis, mais est également soupçonné d’avoir assassiné quelqu’un, voilà qui touche à l’obsession. Quant à faire le pied de grue devant un hôpital psychiatrique, c’est tout simplement quelque chose de déplorable. N’y a-t-il pas d’autres sujets dignes d’obtenir l’attention des médias?

Un rapport blâmant l’attention médiatique portée aux drames familiaux sera d’ailleurs demeuré lettre morte. C’est bien dommage.

4-Les journalistes tués dans l’exercice de leurs fonctions
Corollaire de mon point précédent, l’attention accordée aux représentants des médias tués pour avoir fait leur métier est inversement proportionnelle, au Québec, au nombre de reporters et journalistes assassinés au cours de l’année qui se termine.

Dans un courriel au ton alarmiste envoyé durant le temps des Fêtes, Reporters sans frontières révèle pourtant des statistiques passablement effrayantes. Je reproduis ici le sombre bilan pour 2012:

88 journalistes tués (une hausse de 33 pour cent)
879 journalistes arrêtés/interpellés
1993 journalistes agressés ou menacés
38 journalistes enlevés
73 journalistes qui ont fui leur pays
6 collaborateurs des médias tués
47 net-citoyens et citoyens-journalistes tués
144 blogueurs et net-citoyens arrêtés
193 journalistes emprisonnés, en date du 18 décembre

Aux dires de l’organisme, il s’agit là du pire bilan depuis 1995. Il y aura eu la Syrie et les autres conflits dans le monde arabe, certes, mais la répression contre les représentants du «quatrième pouvoir» se fait plus forte, plus dure, plus violente. Il est essentiel, à mes yeux, de continuer à défendre la libre-circulation de l’information et la liberté de presse, d’autant plus qu’en Chine, par exemple, les autorités viennent de renforcer les normes sécuritaires entourant l’utilisation d’Internet. Mais ça, nous le savons tous, ne fera pas la une des journaux.

Allez, bonne année 2013 malgré tout.