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Le hammam, temple de la purification

Je suis allé ce matin dans un hammam vieux de plus de 2000 ans (peut-être même plus!). Le hammam est l’ancêtre du spa qui est si à la mode chez nous aujourd’hui. On l’associe aussi au bain turc. C’est un lieu où hommes et femmes sont séparés. Seuls les enfants de 9 ans et moins peuvent accompagner leurs mères du côté des femmes. Après 9 ans, les garçons doivent se contenter d’imaginer ou de fantasmer ce qu’il se passe du bord des femmes, là où pour une rare fois, elles sont à l’abri du regard des hommes et libres de lâcher leur fou sans remontrances masculines. Les hammams féminins sont donc au cœur d’un grand mystère entretenu par les peintres orientalistes du XIXe siècle. Et ce mystère perdure encore aujourd’hui, toujours alimenté par les Arts comme par l’ignorance de ce qu’il s’y passe vraiment. Comme je suis un homme et que je n’ai pas d’accès direct à ce lieu mythique, je vous parlerai de mon expérience du côté des hommes, qui se révèle quand même fort intéressante. Ce fut du moins pour moi l’un des beaux moments de mon séjour en Tunisie.

J-A Dominique Ingrès - Le bain turc

Petite description des lieux. Trois chambres : une première pour relaxer; une seconde pour se laver et une troisième, chaude comme un sauna, où l’on peut cueillir avec des chaudières l’eau qui servira à nous laver ou encore s’asseoir en trempant nos pieds dans un autre bassin où l’eau est fumante de chaleur.

J’adore les hammams. Ils sont pour moi des temples de purification. J’ai expérimenté à plusieurs reprises les thermes de Moulay Yacoub au Maroc et un hammam traditionnel à Marrakech. Les hammams traditionnels du monde arabe sont particulièrement dépaysants. Je disais donc que celui de ce matin est plurimillénaire. Situé dans un quartier où aucun touriste ne s’aventure, il est adjacent à une grande mosquée et j’ai dû pour le trouver sillonner des rues pas plus larges que lorsque mes bras sont ouverts en croix… Je trouve l’endroit après avoir balbutié à quelques reprises : «el hemmem?» au quidam du coin. On m’indique gentiment la direction. J’entre. Cinq dinars (3$). Je ne discute pas et me déshabille le plus discrètement possible pour enfiler mon costume de bain de type boxer et pousser la porte vers les salles chaudes.

L’homme qui s’occupe de l’endroit m’a fournit des babouches de bois (qu’on appelle claquettes parce qu’elles claquent sous nos pieds). Il faut être vigilant car le plancher de tuile est laminé par le temps, couvert d’une pellicule d’eau savonneuse qui se renouvelle constamment par l’effet des chaudières que chacun se vide sur la tête après s’être lavé. Les bancs sur lesquels on peut s’asseoir sont en pierre et dans la salle chaude, où la vapeur embrouille la vue que l’on peut avoir du corps des autres, j’utilise ma babouche de bois comme zone tampon entre moi et la pierre chaude. Je ferai l’aller-retour deux fois entre la salle chaude et la chambre de décompression avant de me faire offrir par un simple usager du hammam qu’il me savonne et me masse…

J’avais déjà remarqué au Maroc que les hammams du côté des hommes sont des lieux où la proximité et l’entraide ont cours. Mais je n’avais pas osé me laisser masser par l’habitant, ayant remarqué que leurs massages ressemblent quelquefois à des prises de lutte… Cette fois-ci, j’ai lâché prise et l’homme qui m’a massé l’a fait avec vigueur, constance, respect et professionnalisme. Après chaque portion du corps qu’il travaille, il me donne une claque indiquant que je dois changer de position. Il semble que le Tunisien moyen connaisse bien l’art du dénouement des muscles et des articulations. Les «prises» qu’il me faisait débloquaient mon corps sans trop faire mal. Je me suis senti complètement relaxé après l’application de ses différentes techniques qui font sans doute elles aussi partie d’une succession de gestes appris de pères en fils et de siècles en siècles.

Cette séance de promiscuité masculine me fait réfléchir. Chez nous, de tels comportements seraient considérés «suspects». Toute démonstration de chaleur entre hommes peut être mal interprétée. On voit donc que malgré le fait que l’homosexualité soit de plus en plus acceptée en occident, un tabou demeure lorsqu’il s’agit du contact physique entre les hommes. Mais comme «l’homosexualité n’existe pas en islam» (sic), en Tunisie comme au Maroc, les hommes entre eux n’ont pas peur de se savonner, se masser, s’embrasser ou se tenir la main en marchant dans la rue… L’immense tabou sur l’homosexualité dans le monde arabo-musulman ouvre vers une chaleur entre les hommes qui est plus rare chez nous.

Je retourne une dernière fois dans la salle chaude. Je me sens faible mais bien. Je me relâche. Pour éviter de sortir complètement affaibli de l’endroit, je me vide des chaudières d’eau froide sur le corps. Mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je passe à la première salle où je peux m’asseoir sur un tapis de paille et écouter les hommes qui jasent à voix basse. Leurs paroles me sont renvoyées par l’écho créé par les murs de pierres. Sans comprendre ce qu’ils disent, je remarque que le ton de la discussion est posé. Je sais que ce lieu sert à purifier le corps, mais aussi l’esprit. Certains restent silencieux. Un autre fume une clope. Le rythme de la vie s’est arrêté, mais il s’apprête à reprendre.

Othman Khadraoui
Othman Khadraoui - artiste tunisien

Lorsque je sors du hammam, je marche plus lentement. Je suis plus contemplatif. Une forme de béatitude m’habite. Le hammam est comme un temple, avec ses plafonds en dôme et ses puits de lumière, son histoire qui a vu s’accumuler des siècles et des siècles de sueur et d’eau chaude pour la chasser. On sort de l’endroit comme après une retraite spirituelle : pendant notre expérience, le monde s’est arrêté pour nous. Il reprend son cours à notre sortie.

Je pars demain pour Montréal. La vie reprend auprès de mes proches. Je suis heureux de les retrouver sous peu.

Si possible – Inch’Allah – je reviendrai en Tunisie avec ma famille, car mon court séjour n’a fait qu’ouvrir une fenêtre sur ce pays accueillant et en pleine effervescence.