BloguesVoix publique

L’«affaire» Trudeau: bienvenue en Absurdistan

 

 

Dimanche soir, je postais ce billet sur mon blogue. J’y rapportais certains propos de Justin Trudeau, à première vue plutôt étonnants, tenus le matin même en entrevue chez Franco Nuovo à la radio de Radio-Canada.

Mardi matin, l’histoire s’était rendue jusque dans les médias canadiens- anglais, puis, bien sûr, à la Chambre des communes. Mais de manière déformée, voire caricaturée.

D’où les hauts cris poussés à Ottawa et à travers le Canada à l’effet que le fils de Pierre Trudeau, tout à coup, serait tenté de devenir, un jour, qui sait, un méchant «séparatiste»… Une absurdité totale, bien sûr. Mais comme disent les Chinois, «never let the facts get in the way of a good story»…

***

Qu’a-t-il dit pour VRAI?

Or, mon billet, lequel analysait ses propos de manière nuancée tout en les mettant en contexte, disait pourtant rigoureusement le contraire, tel qu’en attestent ces extraits:

«Ce dimanche, dans une entrevue qu’il accordait à Franco Nuovo à l’émission Dessine-moi un dimanche, le député libéral fédéral Justin Trudeau y est allé de quelques observations qui, disons, risquent d’en étonner plus d’un.. Du moins, à première vue.

Il fut questionné sur ce que devient le Canada sous Stephen Harper. Son constat: le pays «s’en va trop vers la droite». Difficile, en effet, de dire le contraire.

Mais il ajouta alors que cet état de fait inquiétant ne s’explique pas parce que les Canadiens n’auraient pas les mêmes «valeurs» que les Québécois, mais plutôt, expliqua-t-il, parce qu’il y aurait «une façon de voir la responsabilité sociale, l’ouverture envers l’autre, une fierté culturelle, ici, au Québec, qui est nécessaire pour le Canada». Ouf.

Voilà une distinction politique majeure entre lui et son père, l’ex-premier ministre Pierre Trudeau décédé en octobre 2000.

Difficile en effet d’imaginer une telle observation venir de celui qui, dans les faits, aura combattu durement le nationalisme québécois pendant des décennies. (…) (N.B. Je faisais évidemment référence ici à la carrière politique de Pierre Trudeau et non pas à son adolescence ou sa vie d’étudiant.)

Puis, Justin Trudeau d’ajouter en entrevue: «et je dis toujours si, un moment donné, je croyais que le Canada, c’était vraiment le Canada de Stephen Harper, puis qu’on s’en allait contre l’avortement, puis qu’on s’en allait contre le mariage gai, puis qu’on retourne en arrière de dix milles différentes façons, peut-être que je songerais à vouloir faire du Québec, un pays. Oh oui. Absolument. Si je ne reconnais plus le Canada, moi, mes valeurs, je les connais très bien.» Re-ouf.

Mais attention. Il ne s’apprête pas pour autant à prendre sa carte du PQ!…  Justin Trudeau a plutôt ensuite insisté pour dire sa confiance en l’avenir. Un avenir où, selon lui, le «Québec au Canada» pourrait contribuer à remettre tout ça sur le bon chemin.

Bref, si la formule frappe venant d’un Trudeau, son appui demeure, il va sans dire, au fédéralisme. Sur cette question, ses convictions sont d’une constance et d’une cohérence reconnues. Pour un député du PLC en qui certains voient même un éventuel futur chef, le contraire eût été proprement impensable.

Or, il reste qu’il est à peu près impossible de même tenter d’imaginer l’ancien premier ministre considérer ne serait-ce que la plus petite possibilité de «vouloir faire du Québec, un pays» un jour, pour quelque raison que ce soit, aussi théorique fut-elle. Et même en réitérant ses propres convictions fédéralistes… (…)

Comme quoi, d’un Trudeau à l’autre, il arrive que certains points de vue évoluent et se fassent nettement plus nuancés…»

 ***

Deux visions du nationalisme québécois

 

 

Bref, j’expliquais quelques distinctions à faire entre la vision hautement négative qu’avait le père du nationalisme québécois au long de sa carrière de politicien et celle d’un fils qui semblerait vouloir évoluer pour se rapprocher du Québec réel, mais sans pour autant devenir souverainiste, il va sans dire dans son cas… D’où le titre du billet: «D’un Trudeau à l’autre».

Ce qui, en soi, était un élément très intéressant d’un point de vue journalistique.

Mais comme on aura ensuite fait dire aux propos du député fédéral ce qu’ils ne disaient pas – soit qu’il serait devenu ou deviendrait un jour un «séparatiste» – une telle affirmation avait beau être d’un absurde consommé, ce «spin», trop sensationnel pour y résister, s’est répandu avec la rapidité d’un feu de brousse.

Et donc, réagissant comme ils le font dès qu’ils entendent le mot «separation», quel que soit son usage, certains scribes hors Québec ont même remis en question la «loyauté» du fils Trudeau au Canada.

Un véritable Absurdistan que tout cela.

Résultat: cette «saga» instantanée s’est avérée d’une malhonnêteté intellectuelle impressionnante.

Récupérés, déformés, caricaturés et instrumentalisés par les uns et les autres à des fins politiques – autant par ses adversaires politiques souverainistes que fédéralistes «non libéraux» -, les propos de Justin Trudeau étaient pourtant nettement plus nuancés. Comme je l’expliquais d’ailleurs dans mon billet.

Et ce faisant, ceux qui, dont entre autres ici, se sont servis de mon billet comme référence, lui ont également prêté un sens résolument contraire à celui que j’y avançais.

Sans compter moult blogues et commentaires postés sur les sites internet des grands médias canadiens-anglais où on pouvait aisément prendre la pleine mesure de la volée de bois vert que Trudeau fils y reçoit…

Il y avait aussi des fédéralistes conservateurs – soit de conviction, soit partisan, soit les deux. Ils ont pris plaisir à monter au front pour dénoncer le coeur du message du député libéral. Soit que sous Harper, le virage rapide vers la droite inquiète de nombreux Canadiens et Québécois nonobstant leurs options constitutionnelles de choix.

 ***

Une controverse peut en cacher une autre…

Car une fois qu’on avait gratté le bobo du Justin présumé «closet separatist», le fait est qu’il s’était tout simplement servi de cette image pour illustrer sa forte dénonciation des pires aspects du régime Harper.

Et ce ne sont certes pas les «précisions» apportées mardi par Justin Trudeau qui sauront calmer les pro-Harper.

Surtout pas celle-ci: «on a un Canada qui devient mesquin, qui devient petit d’esprit, qui devient fermé, qui est anti-intellectuel, qui commence à prôner la division et s’ingérer dans les vies privées des gens. Excusez-moi, mais je ne reconnais pas ce pays. (…) La réalité, c’est qu’il va falloir se réveiller pour se battre contre M. Harper

En scrum à la sortie de la Chambre des communes, puis dans un déluge d’entrevues, en anglais et en français, M. Trudeau expliquait qu’en effet, il avait usé d’une formule «provocatrice» pour mieux attirer l’attention sur ce virage à droite à vitesse grand V du gouvernement Harper depuis qu’il est majoritaire.

Sur sa référence à la souveraineté, il ajoutait qu’il «comprenait» la réaction des souverainistes même si, bien évidemment, il ne partageait PAS leur objectif.

En cela, il est loin d’ètre le premier fédéraliste notoire à clâmer qu’il ne se «reconnaît plus» dans le Canada de Stephen Harper.

Ici, le ministre Jean-Marc Fournier le faisait récemment.

Même Thomas Mulcair, du temps qu’il était ministre sous Jean Charest, avait aussi dit «comprendre» la logique des souverainistes sans pour autant la partager. Mais dans son cas, il faisait référence à leur réaction à… Stéphane Dion!

Aujourd’hui, sur twitter, même le chef libéral intérimaire, Bob Rae, parlait du bilan «réactionnaire» des conservateurs. C’est tout dire.

Bref, ce mardi, on aura caricaturé les propos de Justin Trudeau tenus chez Franco Nuovo, lesquels étaient pourtant passablement nuancés.

Or, il faut croire que pour certains, détecter les nuances où elles se trouvent, c’est vraiment beaucoup, beaucoup demander.

Surtout lorsqu’on voit le monde comme un mauvais western où s’affrontent irrévocablement des «bons» et des «méchants»… Même s’ils sont imaginaires…

 ***

Quelques exemples seulement de cet Absurdistan:

«Justin Trudeau damages father’s legacy and threatens Canada». Source.

«Would Justin Trudeau separate from Stephen Harper’s Canada? ‘Maybe’». Source.

«Justin Trudeau a closet separatist?». Source.

«Separatist comments reveal the real Justin Trudeau, analysts say». Source.

Etc., etc., etc.