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Petit aperçu des récentes luttes sociales au Chili (et liens inévitables avec le Québec)

Le présent texte vise à explorer (en superficie) quelques aspects des luttes étudiantes chiliennes toutes récentes, toutes chaudes, question de faire dialoguer les expériences. Le cœur de l’article est une entrevue électronique réalisée en mai dernier avec Malik Fercovic, un sociologue de Santiago (qui a déjà fait un échange d’un an au Québec) et qui contribue régulièrement à l’excellent site www.murga.cl. On le remercie ici chaleureusement, de même que Jana Tostado de Loizaga, amie-traductrice très généreuse qui a pu effectuer le passage de l’espagnol au français. Question de se mettre l’eau à la bouche et de comprendre le portrait général des luttes sociales récentes dans l’étroit pays du cône sud, voici une citation récente de Sergio Grez, commentateur politique chilien  :

Le 2012 chilien s’est caractérisé d’abord et avant tout par une renaissance des mobilisations sociales. Un historique partiel doit considérer parmi les actions les plus significatives les blocages et protestations régionales et communales de Magallanes, Arica et Calama; les marches contre le méga projet d’HidroAysén, les manifestations en faveur des droits de la diversité sexuelle; les grèves des travailleur.e.s du cuivre (en entreprises étatiques et privées), les arrêts des employés fiscaux; les actions du peuple Mapuche pour la liberté de leurs prisonniers politiques, pour la récupération de leurs terres et pour la reconquête d’autres droits violés; les protestations des habitants de Dichato, touchés par le tremblement de terre et le raz de marée de 2010 et, surtout, le grand mouvement pour l’enseignement public mené par les étudiants de tous les niveaux d’enseignement, qui pendant plus de six mois a ému le pays, suscitant de l’intérêt partout dans le monde (Sergio Grez – G80 )[1]

On le voit bien au Chili, tout comme ici au Québec : les luttes sont transversales.

JS : L’année dernière, vous étudiant.e.s chilien.n.e.s avez commencé une lutte très intéressante, forte, combative et imaginative contre le gouvernement de Sebastián Piñera (conservateur), pour essayer d’établir un enseignement de qualité, accessible voire gratuit. Il faut dire que vous avez un système d’universités privées à but lucratif, établi durant la dictature militaire. Cette citation du président (lui-même) en dit long sur les liens entre l’éducation et le marché dans le Chili contemporain :

 Nous nécessitons, sans doute, dans cette société moderne une beaucoup plus grande interconnexion entre le monde de l’éducation et le monde de l’entreprise, parce que l’enseignement remplit un double but: c’est un bien de consommation […] Cela signifie connaître davantage, comprendre mieux, avoir plus de culture, pouvoir mieux se servir des instruments et les opportunités de la vie pour l’accomplissement plein et personnel des personnes, mais l’éducation a aussi une composante d’investissement.

Président Sebastián Piñera, 18 juillet 201181

MF : La première chose que je dirais c’est que ce qui est arrivé avec le mouvement étudiant l’année dernière est plus en lien selon moi avec des transformations sociales plus profondes encore, qui vont certainement au-delà des demandes strictement étudiantes. Il est peut-être aussi utile, pour comprendre la réalité chilienne, de mettre en lumière quelques traits propres à notre situation et nos revendications (qui nous différencient de ce qui s’est passé au Québec et ailleurs) malgré les nombreuses similitudes et parallèles.

Tout d’abord il faut remarquer que les contextes sont assez différents. Une grande partie des problèmes que le Chili a actuellement ont rapport avec l’héritage de la dictature, et avec le fait que sur beaucoup d’aspects le Chili a été le « laboratoire du néolibéralisme » au début de la décennie 80 (des auteur.e.s comme Naomi Klein avec sa célèbre « thérapie du choc » ou David Harvey ont écrit à ce sujet). À partir de ce moment des changements profonds ont été réalisés, mais dans l’essentiel on a réduit la participation étatique et privatisé l’éducation, le système de santé et de pensions, etc. Avec le retour de la démocratie en 1990, une grande partie de cet héritage s’est maintenu intact, pour diverses raisons que j’essaierai de t’expliquer brièvement.

Dans tout le processus de construction de l’opposition électorale à la dictature, les militaires ne sont jamais sortis de la scène et les Chiliens n’ont pas cessé de voir des mitraillettes tous les jours à la télévision. La société chilienne maintenait visiblement encore de hauts niveaux de conservatisme politique.

Le “Oui” (l’option dans le plébiscite qui désirait que Pinochet continue au pouvoir), en 1988, a eu presqu’un 44% des votes. La société chilienne dans les années 90 était le produit vivant du meurtre culturel qu’avait commis la dictature: timorée, cynique et autocensurée. Avec la Concertación (coalition sociale-démocrate gouvernant de 1990 jusqu’en 2010) l’imaginaire du dialogue et des accords a gagné, opérant dans les faits le consensus néolibéral.

Tout cela a commencé à changer dans les dernières années. En définitive, ce qui est arrivé c’est que lorsque la société chilienne s’est décidée à changer les choses, la Concertación a commencé a agoniser.

Aujourd’hui les nouveaux/elles citoyenn.e.s – en herbe – ne croient plus en la dichotomie “civilisation ou barbarie”, ne croient plus qu’en dehors du duopole politique établi il n’y a que le chaos, mais ils et elles croient que c’est justement dans cet espace qu’on peut aspirer à une société différente. La société chilienne, dirigée par des générations qui ne vivent pas le poids de la dictature dans leur formation et leurs vies, ne veut plus avancer lentement sur une transition interminable qui, à un moment donné, nous ferait être prêt.e.s pour faire un saut vers une vie digne.

Je signale tout ceci puisque je pense que c’est important de ne pas l’oublier. Je présume que votre expérience au Québec se présente plutôt comme une défense des droits sociaux (d’une certaine façon de l’État providence, qu’à dire vrai nous n’avons jamais eu) que votre gouvernement libéral veut réduire peu à peu…

JS : Le mouvement chilien a découvert une façon de financer un enseignement accessible, du 4,1 % actuel du PIB jusqu’au 7% recommandé par l’ONU : La nationalisation du cuivre. Au Québec des idées similaires circulent : augmenter les charges des entreprises minières et autres pour trouver du financement… Mais ici, nous n’avons pas envie de financer les services publics avec une exploitation des ressources naturelles qui ne soit pas durable. Avez-vous rencontré ce dilemme écologique, et si oui, comment vous l’avez résolu?

MF : Par rapport au problème écologique que tu me poses, je dirais que ce n’est pas un enjeu central au Chili. Bien que c’est vrai que l’année dernière les mobilisations citoyennes ont commencé au Chili contre un mégaprojet hydroélectrique qui cherche à s’installer en Patagonie (Hidroaysén), la « conscience écologique » demeure encore très marginale.

JS : Il parait que vous avez beaucoup utilisé les occupations d’institutions scolaires comme moyen d’action. Comment a réagit le pouvoir face à ce type d’action directe? Que s’est-il passé dans ces squats/occupations en termes d’expériences collectives?

MF : Par rapport au type de manifestations, effectivement l’an dernier les marches massives, ainsi que les prises d’universités, d’écoles primaires et secondaires ont prédominé. Au début, ces formes de protestation ont eut du succès comme moyens de pression sur le gouvernement, mais avec le temps elles ont fini par être peu efficaces et sont devenues routinières. Dans cette même période le gouvernement a tiré du profit en cherchant à criminaliser ce type de protestations à travers les médias, cherchant à ce que le mouvement étudiant perde sa légitimité face à l’opinion publique.

JS : Avez-vous eu des problèmes avec les masques et capuches lors de protestations? Le problème de cette « violence » a beaucoup à avoir avec ce qui se passe en ce moment au Québec: c’est une façon de réprimer, en faisant un usage excessif de l’anti-émeute. Quelles sont les stratégies qu’utilise le gouvernement pour discréditer et diviser le mouvement et peut-être même, le front populaire qui est en train de se former contre les politiques néolibérales? Une chose bien étrange s’est produite dans votre lutte : la demande de Piñera, en juillet dernier, d’une trêve du mouvement étudiant. Ici aussi les pouvoirs ont demandé une telle chose, mais les gens ont continué de manifester sans s’en préoccuper… Cette insoumission a été bien sûr été utilisée par le gouvernement pour se retirer sans perdre la face. En témoigne cette citation épique et révisionniste du Président :

Je suis complètement convaincu que la voie pour faire du Chili un pays plus libre, juste, plus prospère, plus solidaire, n’est pas celui des roches, de la violence et des cocktails molotov, cela ne conduit nulle part. […] Cette voie nous l’avons déjà connue par le passé et ça nous a mené à la chute de la démocratie, à la perte de la cohabitation saine, et a entrainé beaucoup d’autres conséquences. (Sebastian Piñera, 18 août 2011).

MF : Dans ce sens, le problème des « capuches » ou les « masqué.e.s » a toujours servi d’excuse au gouvernement pour criminaliser les manifestations, et je dirais même qu’on est arrivé à un consensus relatif dans le monde étudiant où on ne trouve pas désirable qu’ils et elles prennent une place prépondérante, précisément parce que ça devient une excuse facile pour le gouvernement.

De là est apparue la créativité dans les formes de protestation pour contrecarrer l’action du gouvernement. Aujourd’hui on a ouvert un grand débat autour de la question de la génération de différents types de protestations simultanément, de façon à anticiper et contrecarrer la répression que le gouvernement peut facilement exercer sur les marches et les occupations.

JS : Que s’est-il passé durant la grève générale du 24 et 25 août? Pourquoi la participation populaire a-t-elle été qualifiée de faible ? La moitié du pays semble être critique face au mouvement, selon les journaux… Est-ce vrai?

MF : Les 24 et 25 août on été des dates bien ponctuelles. C’est la CUT (Central Unica de Trabajadores) qui convoqué ces manifestations, une organisation qui se dit représenter les syndicats au Chili, mais qui en réalité a perdu beaucoup de légitimité y représentativité auprès des citoyenn.e.s puisque les individus qui la dirigent sont associés à la classe politique, dans laquelle d’ailleurs personne ne croit plus. Ceci explique, selon moi, que ces dates ponctuelles n’ont pas créé davantage une adhésion des citoyenn.e.s, ce qui ne signifie aucunement que l’appui aux étudiants ait diminué, au contraire; il s’est maintenu très élevé jusqu’à aujourd’hui.

JS : Merci MF ! L’entrevue est terminée. Mais cela ne nous empêche pas de nous demander ce qui se passe au Chili en ce moment, en juillet 2012. En fait, à ce que j’ai pu constater en fouillant sur internet, la lutte s’étend au concept de « lucre » en général… Fin juin eurent lieu d’immenses manifestations organisées entre autres par la Confech (l’équivalent de la Classe) pour demander la fin de l’étrange statut des universités subventionnées par l’État qui s’adonnent parallèlement au capitalisme éducationnel. Le gouvernement est sourd, bien sûr, à ces demandes. Les discours des mouvements sociaux chiliens s’attardent plus que jamais à la tarification des services et à la société technocratique dans son ensemble. Mais les cours ont repris. Cela n’empêche pas, néanmoins, la poursuite de certaines formes de mobilisation.

À titre d’exemple, les commentateurs F. Figueroa et Carlos Ruiz écrivent :

« Avec son froid portrait “apolitique”, son ton arrogant de savoir incontestable – une sorcellerie supérieure, aux dires de Gramsci -, son imperturbable capacité d’éluder le débat substantiel, le discours technocratique naturalise les options politiques et économiques, invisibilise les intérêts sociaux qui sont derrière, et soustrait ces décisions de la politique ouverte. Celui-ci la réduit (la politique) à une sorte de gestion pour connaisseurs, et à travers ça il “décitoyennise”, il crée un.e citoyen.ne spectateur.trice, contemplatif.ve d’un savoir prétendument supérieur et exclusif » [3]

Les pouvoirs, par la bouche du ministre de l’éducation Harald Beyer, répondent que la rue n’est pas légitime dans sa formulation de doléances et de critiques au gouvernement. Seules les instances législatives sont légitimes : «  Le Congrès est l’endroit le plus approprié pour la discussion »[2]. Quand les pouvoirs ne donnent plus de légitimité à la rue, la fiction libérale d’un pacte social presque parfait et fusionnel entre le peuple et l’État est brisée, fiction que les gouvernements autoritaires tenteront de rétablir par la force conservatrice et un martèlement incessant du fait que la démocratie existe déjà et que les institutions politiques (parlement, etc..) sont ce que l’humanité à de mieux à offrir en termes de gouvernement. Finis vos chichis : au bercail du vote.

Ça sonne familier, non ?

 


[1] http://www.g80.cl/noticias/columna_completa.php?varid=14277

[2]http://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2012/06/29/estudiantes-apuestan-a-lograr-fin-efectivo-del-lucro-tras-potente-demostracion-de-fuerzas-en-marcha-de-ayer/