BloguesPenser le ventre plein

Se vomir dans la bouche

Ça m’est arrivé hier soir. Pas littéralement, bien sûr, mais l’arrière-goût fielleux de la bile colérique qui m’a envahie hier est probablement ce qui se rapproche le plus de cet heureux évènement. Et comme je suis une personne particulièrement peu colérique de nature, ça en prend beaucoup pour me faire éprouver ce genre de sentiment. Qu’est-ce qui s’est passé hier soir, donc, pour me sortir de mon habituelle apathie caractérielle? Rien. Rien de plus, en tout cas, que l’attribution de deux Médailles du jubilé de diamant à des militantes pro-vies, criminelles de surcroît.

Déjà, j’en aurais long à dire sur la mascarade que représentent les Médailles du jubilé de diamant. Créées cette année pour célébrer le 60ième anniversaire de règne de la reine Élizabeth II, ces médailles sont une façon pour le Canada, selon le site du Gouverneur-général du Canada, « de rendre hommage de façon tangible à Sa Majesté pour son dévouement envers notre pays ». No shit ! Je suis pas mal certaine que vous ne voulez pas que je vous explique en détails pourquoi je pense que rendre hommage au dévouement de la reine pour le Canada est quelque chose comme un acte de soumission désolante à une institution désuette (et là, je ne parle même pas des mains sales de la famille Windsor, juste du fait, disons, que le Canada n’est plus un dominion de l’Angleterre depuis 1949 et qu’il serait temps qu’on s’en rende compte, mettons), alors je vais passer sur ce point, mais si quelqu’un a le temps de m’expliquer comment se manifeste le dévouement de la reine à l’égard de notre patrie, j’haïrais pas ça. Anyway, toujours est-il que cette médaille, sous la houlette de la Chancellerie des distinctions honorifiques, sera remise à 60 000 Canadiens cette année pour illustrer leur contribution à la communauté.

60 000 Canadiens, ça fait beaucoup de monde à honorer, donc une façon facile d’atteindre ce nombre est de donner à des gens importants un certains nombres de médailles à remettre de façon discrétionnaire, sans les obliger à justifier leurs choix, ni même à rendre publique la liste des gens qu’ils auront honorés. C’est comme ça que tous les députés du parlement canadien se sont retrouvés avec 30 médailles à distribuer et aucun compte à rendre en contrepartie, et qu’un député conservateur a décidé d’honorer Linda Gibbons et Mary Wagner, notamment parce qu’il considère que ces femmes sont « des héroïnes de l’humanité » et qu’elles ont eu façon exemplaire d’exemplaire d’utiliser la désobéissance civile à des fins justes.

For the record, les faits d’armes de Mesdames Gibbons et Wagner incluent le vandalisme, le harcèlement de femmes à l’intérieur de cliniques d’avortement et la violation à répétition de leurs conditions de remise en liberté. Tout ça pour quoi ? Pour le respect de la vie humaine. Quelque chose du genre.

Là, je ne m’attarderai même pas sur le délire des porte-paroles d’organisations pro-vie qui pensent vraiment que Gibbons et Wagner font de la désobéissance civile pour vrai, qu’elles vont en prison de façon volontaire et qu’elles renient leurs libertés pour l’avancement de leur cause (faites-vous plaisir et achetez une copie usagée de On civil disobedience dans n’importe quelle bouquinerie, c’est très utile pour contrecarrer ce genre d’argumentaire dans une discussion houleuse), je vais juste… me poser des questions. Par exemple, je vais me demander s’il y a beaucoup d’autres distinctions honorifiques canadiennes qui récompensent des gens avec des casiers judiciaires impressionnants. Ou si les conditions d’attribution des Médailles du jubilé de diamant étaient suffisamment strictes. Ou si les députés possèdent tous les outils nécessaires, en plus du jugement qu’il faut, mettons, pour attribuer ce genre de distinction. Et je pense que dans tous les cas, c’est non. Mais ce n’est pas vraiment ça qui compte.

Comprenez-moi bien. Je ne sais même pas si moi, en tant qu’individu, pour moi-même, je suis pour ou contre l’avortement. Je ne sais pas trop ce que je pense du développement de la vie humaine ni à partir de quand je pense qu’un fœtus est un être humain, et tout et tout. En fait, je le sais probablement, mais je n’ai pas nécessairement envie de m’étendre sur le sujet. Je sais, par contre, que ce que j’en pense en tant que personne, pour mon bien personnel, n’a pas grand chose à voir dans le concept qui a présidé à la légalisation de l’avortement pour toutes au Canada, c’est-à-dire la liberté pour les femmes de disposer de leur corps. Leur droit à mener une vie normale, malgré certaines situations délicates. Le fait que la femme soit souveraine de sa personne au même titre que l’autre moitié des individus du pays. Je ne parle pas d’évènements traumatisants, de conditions socio-économiques, de milieu familial, juste de principes. Et je crois en ces principes, peu importe ce que je pense dans le détail de toutes les implications du droit à l’avortement.

Je pense qu’une société qui évolue sur de bonnes bases (de bons principes, finalement) a toutes les chances d’évoluer dans le bon sens et de permettre à ses citoyens d’avoir une société plus juste, plus compréhensive et plus démocratique (je sais, je suis pleine de naïveté). Je pense que ces principes là doivent prévaloir sur pas mal d’affaires, incluant mes convictions personnelles, et encore plus les croyances arbitraires et dogmatiques d’une partie de la population. Tout ça pour dire qu’il n’y a à peu près rien au monde qui me ferait remettre en question un principe qui veille au bien du plus grand nombre.

Or, j’ai l’impression qu’en attribuant les Médailles du jubilé de diamant à des femmes qui vont exactement dans le sens contraire du monde et des principes qu’on a adopté en tant que société, on recule au lieu d’avancer. J’ai l’impression qu’en attribuant une distinction honorifique octroyée par la plus haute instance de pouvoir au Canada (sans même tenir compte de tout ce que je pense de mal du cabinet du Gouverneur-général), on envoie un message tordu au monde, quelque chose comme, au Canada, on accepte de remettre en question le droit des femmes à disposer de leur vie. Même si c’est la chose la plus élémentaire qui soit.  Et cette histoire m’a rendue vraiment de mauvaise humeur.

Je me suis vomi dans la bouche.