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Quel jour du souvenir de quoi ?

L’incident se produisit sur la place Jacques-Cartier. Recevant l’ordre de marcher, le jeune homme [qui avait entre 15 et 18 ans] sortit un revolver qu’il braque sur l’officier. Des soldats vinrent à la rescousse de leur supérieur. Cependant quelques minutes l’on vit le jeune homme reculer pointant toujours son revolver. Personne n’osait tirer. À la fin, d’un bond hardi, le jeune homme se jeta au milieu de la foule où il se perdit. On le chercha mais en vain.

– La Presse, avril 1918

Les amants de la guerre s’en donnent à cœur joie pour le « Jour du Souvenir ». Ils déterrent les morts d’autrefois afin de les rendre utiles aux guerres d’aujourd’hui. L’histoire est pratique. Elle permet aux puissants d’appuyer leur désir de domination sur les sacrifices passés. Des sacrifices qu’ils ont ordonnés aux pauvres de faire à leur place…

Il existe toutefois une autre histoire. Une histoire qui ne piétine pas la mémoire des victimes pour en faire de la chair à chauvinisme. Cette histoire, c’est celle des vaincus, de ceux qui ont refusé d’être des symboles –  « héros » ou « victimes » – et qui se sont simplement battus pour la vie et la dignité… le plus souvent la leur.

Comme plusieurs peuples du monde, les Canadiens français ont donné leur sang lors de cette vaste boucherie internationale qu’on appelle la Première Guerre mondiale. Ils ont combattu, vécu le deuil, accepté le rationnement des ressources, la censure, acheté des bons de la victoire, etc. À partir de 1917, par contre, la coupe est pleine : scandale des écoles francophones en Ontario, histoire de corruption, mauvaises nouvelles du front, etc. Le seuil de tolérance est atteint. Le gouvernement canadien en demande toujours plus et le bon peuple, ici comme ailleurs, s’engage de moins en moins. Plus le gouvernement parle de conscription obligatoire, plus les perturbations sociales – assemblées, manifestations, émeutes – se font entendre. Le 1er janvier 1918, la Loi sur le service militaire est appliquée. La révolte, à Montréal, mais surtout à Québec, reprend alors de plus belle… Le gouvernement offre une récompense pour chaque conscrit capturé et engage des repris de justice afin qu’ils effectuent cette besogne. Les affrontements deviennent très violents : armée de fusils, de manches de hache et de sabres, la cavalerie charge la foule. Le 1er avril, un bataillon venu de Toronto fait quatre morts à Québec… Le quatre avril, le gouvernement proclame la loi martiale autorisant les militaires à détenir des prisonniers sans possibilité de mise en liberté sous caution.

La petite histoire

À partir de 1917, hors des villes, des habitants vont se cacher dans les bois afin d’échapper aux spotters tentant de les conscrire. Ils sont armés et souvent prêts à mourir pour ne pas faire la guerre à l’étranger. À l’entrée des bois, des pancartes indiquent que la « peine de mort » attend les sbires du gouvernement s’ils osent s’aventurer en forêt. Femmes et enfants inventent diversions et subterfuges afin de tromper les forces de l’ordre. Les femmes prennent souvent une part active à la résistance. L’une d’elles, qui habite Saint-Achillée, non loin de Québec, raconte

Y’avait une dame qui avait trois garçons en âge d’aller à la guerre […] Elle avait un grand tisonnier qu’elle faisait chauffer dans son poêle, qu’elle tenait toujours rouge. Si un soldat s’était présenté à la porte pour réclamer ses garçons, c’était fini : il était marqué pour la vie au visage.

Quoiqu’inégale, la résistance à la conscription est très répandue à la campagne.

Contre l’armée

En ville, le mode d’action privilégié est l’émeute. Le plus souvent, les attaques sont effectuées à l’aide de munitions rudimentaires : on bombarde les militaires de légumes, d’œufs pourris, de pierres, de glace, etc. La force du nombre donne cependant aux émeutiers la possibilité de perturber, voire de blesser sérieusement les militaires. À Montréal, de nombreux affrontements ont lieu dès avril 1917. Le 24 mai, entre autres, une altercation entre un groupe de manifestants et des soldats expédie trois militaires à l’hôpital.

Le vendredi 29 mars à Québec, au cours d’une des plus importantes émeutes de cette crise, plus de 8000 manifestants s’en prennent aux bureaux du registraire situés dans l’auditorium (maintenant le Capitole).

Au départ, la foule se contente de bombarder l’édifice de glace. Par sa bonne humeur et ses chansons, elle donne à l’événement des allures de fête populaire ou de carnaval… Rapidement, elle devient plus audacieuse. Elle met hors d’état de nuire les policiers bloquants la porte et investit l’édifice. Toujours dans la joie, elle brise le mobilier, déchire les papiers gouvernementaux ou les jette par les fenêtres et met le feu aux bureaux. À l’arrivée des pompiers, afin de préserver le brasier, des jeunes ont la bonne idée de couper les boyaux d’arrosage.

La foule, désormais évaluée à 13 000 personnes, se déplace ensuite vers le marché Montcalm où elle confronte un bataillon plusieurs heures durant. Au maire, sur place afin de lire l’acte d’émeute et de favoriser le dispersement, les gens crient de tirer : « On est prêt à se battre et on est prêt à mourir si c’est nécessaire ! ».

Contre la police

La police est également une cible prisée des émeutiers. À Montréal, le 30 août 1917, après un rassemblement pendant lequel des soldats du 22e régiment invitent la foule à ne pas s’enrôler et où des orateurs prescrivent aux gens de « nettoyer leurs vieux fusils », une bagarre entre la foule de 7000 personnes et les forces de l’ordre fait quatre blessés chez les policiers et un mort chez les civils.

À Québec, le jeudi 28 mars 1918, une foule de 3000 personnes pourchasse des agents fédéraux qui trouvent refuge à l’intérieur du poste de police de Saint-Roch. Elle bombarde l’édifice de projectiles et finit par y entrer. Alors que les émeutiers saccagent le mobilier, les agents fédéraux prennent la poudre d’escampette par la porte arrière. Ils  vont se cacher dans une école à quelques rues des lieux. Malheureusement pour eux, la foule prend connaissance de leur fuite, les rejoint à nouveau et fracasse les vitres de l’édifice. Voyant les policiers tenter une nouvelle fuite, elle se divise en plusieurs groupes afin de mieux les pourchasser. Bélanger, un policier fédéral pensant fuir à l’aide du tramway, est rapidement reconnu et criblé de coups à l’intérieur du véhicule. « On a accroché Bélanger dans les chars et on l’a à moitié tué ! », criaient certains. « Il a eu ce qu’il méritait ! », criaient d’autres. Le tramway est renversé, détruit. L’officier est sans connaissance. Tant bien que mal, des constables le transportent jusqu’à la demeure du docteur Émile Fortier afin qu’il reçoive les premiers soins.

Mais le policier Bélanger n’était toujours pas au bout de ses peines… Rapidement, il est encore une fois rattrapé par les émeutiers qui cassent les fenêtres de la demeure du docteur. Lorsque l’ambulance est appelée, il faut l’intervention du vicaire et près d’une demi-heure de pourparlers avant que la foule n’accepte de la laisser passer.

Au même moment, le major Arthur Evasure est battu à coups de poing alors qu’il tente de rejoindre sa voiture et, au courant de la même soirée, un détenu est libéré de force par la foule en colère.

Contre les journaux

Toujours sincèrement dévouée aux intérêts du peuple, en dépit des clameurs de quelques écervelés qui ne savent pas lire, la «Presse» croit devoir recommander LE CALME ET LE RESPECT DE LA LOI aux gens qui croient inopportun le projet d’imposer la conscription
militaire au Canada pour le service outre-mer. Que les citoyens protestent,
c’est leur droit; mais qu’ils ne troublent pas l’ordre social, et nous les
mettons en garde contre les irresponsables qui peuvent les inciter à des excès
démagogiques

– La Presse, 1917

Les journaux conscriptionnistes sont également la cible des émeutiers : les vitrines de La Patrie, de l’Événement, de la Gazette, mais également de La Presse, qui sans être pro-conscription maintient une position de respect de la loi et de l’ordre, voleront plusieurs fois en éclat. Le 25 mai 1917 à Montréal, de même que le 29 mars 1918 à Québec, L’Événement et The Chronicle sont saccagés par les émeutiers. Dans la soirée du 23 mai 1917, au cri de « À bas la conscription ! » 3000 personnes se réunissent au Champ-de-Mars. Ils se dirigent vers le quartier des affaires et brisent les fenêtres de La Patrie ». Le lendemain soir, le maire de Montréal exhorte une assemblée de 15 000 personnes à faire confiance à Laurier, mais la foule, échappant à tout contrôle, parade dans les principales artères de la ville, fracasse de nouveau les vitres de La Presse et de La Patrie et s’en prend à tous les soldats qu’elle rencontre. Le 29 août 1917, encore à Montréal, une foule d’environ 1000 personnes marche en tirant à blanc du parc La Fontaine jusqu’aux bureaux de la Gazette et … en casse les vitrines.

Certains vont encore plus loin dans l’affrontement. Un groupuscule armé dynamite la somptueuse résidence de Lord Atholstan, propriétaire du journal Montreal Star. Les « dynamitars » ont d’ailleurs effectué des vols sur le chantier de la carrière Martineau à Rosemont. Le gardien de nuit raconte comment s’est déroulée l’altercation avec cette douzaine de jeunes gens masqués

 L’un d’eux, le chef, dit : «Ne craignez rien. Nous n’en voulons pas à votre vie. Nous sommes  venus ici pour nous procurer de la dynamite dont nous pourrons avoir besoin pour nous défendre et vous défendre vous-même, le cas échéant, si vous avez des enfants que l’on veut envoyer à la guerre.

Suite à l’arrestation d’Élie Allumière, orateur habile et membre influent des « dynamitars », les forces de l’ordre mettent la main sur plusieurs fusils, 3000 cartouches et plus de 450 livres de dynamite. L’un des membres, un anglophone, finira par se suicider après une longue poursuite policière. Le procès des « dynamitars » va provoquer une forte sympathie populaire. Lorsqu’il débute, des manifestations de soutien ont lieu au palais de justice.

Des armes contre la guerre

Les « dynamitars » ne sont pas les seuls à chercher des armes … À de nombreuses reprises, les émeutiers tirent à blanc lors de manifestations et pillent des armureries. Le dimanche 31 mars, à Québec, les  émeutiers pillent le magasin Brousseau et frères, rue Saint-Paul, emportant des centaines de fusils et des cartouches. La même journée, les autorités  militaires font transporter par précaution les armes et munitions présentes  dans les magasins à la citadelle. Tout est saisi.

Au retour de sa tournée, à coups de pierres, de glace et de briques, la fourragère contenant les armes en question est toutefois attaquée par une foule de 2000 à 3000 manifestants. Des coups de feu sont tirés par les soldats, blessant trois des manifestants, forcés de battre en retraite. Pour les forces de l’ordre, l’opération fut semble-t-il un succès: plus tard en journée, des émeutiers, faute d’y avoir trouvé les armes prisées, mirent le feu à une armurerie.

Plusieurs orateurs supportent également la lutte armée. Le 29 août 1917, lors d’un rassemblement à saveur socialiste d’environ 2000 personnes au parc Lafontaine, M.H. Parsons soutient que « Les prisons ont des portes, et, si besoin il y a, ces portes peuvent être enfoncées […] » et il s’écrie : « Si le gouvernement veut se servir de la conscription pour allumer la révolution au Canada, il pourrait bien être servi à souhait». Pour sa part, M.F. Villeneuve, après avoir parlé de grève, affirme : « Que chacun reste chez lui et si l’on vient vous chercher chez vous, ce sera alors le temps de vous servir de vos armes ». La Presse affirme que  pendant les discours, de jeunes gens qui passaient dans la foule afin d’amasser  des armes et des munitions ont perçu l’impressionnante somme de 161$.

Après les discours, les manifestants descendent dans la rue aux cris de « Vive la  révolution ! » et « À bas Borden ! » en fracassant des vitrines et en tirant à blanc. Trois jours plus tard, suite à un rassemblement au Champ-de-Mars, une autre émeute mène au pillage de deux armureries et à la casse de plusieurs vitrines.

Contre les entreprises

Mis à part les armureries, d’autres entreprises sont attaquées par les émeutiers. Début septembre 1918, à Shawinigan, qui vit depuis 2 semaines de manifestations regroupant de 400 à 500 personnes quotidiennement, des émeutiers saccagent les établissements des commerçants et les bureaux de professionnels (avocats et notaires) favorables à la conscription. À Québec, le samedi 30 mars, c’est la maison d’affaire Martineau qui est attaquée, causant des dommages totalisant 1500$. À Montréal, le 30 août 1917, des milliers de manifestants tirent des balles à blanc et lancent des pétards avant de rencontrer la police et, dans la mêlée, brisent les vitres du magasin de MM Forte, Poirier et Duchesneau (aux coins de Beaudry et Sainte-Catherine).

Pour finir, notons que les politiciens, quoique plus rarement, figurent également parmi les cibles prisées des émeutiers. Le député Blondin, un ancien nationaliste converti en conservateur, manque de se faire jeter à l’eau par des foules en colère … à deux reprises. Ajoutons également que pendant les élections de 1917, les députés conservateurs Sévigny, Ballantyne, Doherty et Ames, de même que d’autres candidats unionistes moins importants, sont à de nombreuses reprises interrompus par des manifestants en colère. Les politiciens devront d’ailleurs suspendre les rassemblements pendant toute la durée des élections.

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Tout cela, bien entendu, n’avait aucun sens, aucune valeur, aucune éthique aux yeux des classes dirigeantes politiques et médiatiques. Les émeutiers étaient considérés comme des « voyous » et des « fauteurs de trouble ». Ils utilisaient la « violence » et refusaient de se soumettre à l’État de droit, ce qui ne peut mener qu’au chaos.

À l’époque, les bien-pensants nationalistes, progressistes, bourgeois, syndicalistes ou religieux ont à l’unanimité condamné la résistance active à la conscription. Seuls quelques socialistes révolutionnaires ont soutenu la protestation. Alors que les émeutes faisaient rage à Québec, même le vénéré Henri Bourassa a préféré la prière (ça ne s’invente pas !) à la désobéissance.

L’État marche sur la tête des révoltés deux fois. Une première au temps présent, avec la matraque, le fusil et le mépris. Et une deuxième, plus éloignée dans le temps, avec l’histoire, lorsqu’il se fabrique une mémoire victorieuse. Une mémoire qui lui permettra de marcher sur la tête des révoltés d’aujourd’hui.

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Sources

Les journaux La Presse, Le Devoir, La Patrie (1917-1918).

Elizabeth H.Armstrong, Le Québec et la crise de la conscription, Montréal, VLB Éditeur.

Jean Provencher, Québec sous la loi des mesures de guerre, 1918, Montréal, Boréal.