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Dérives…d’entrave

J’ai l’habitude de traiter d’autres choses ici mais, aujourd’hui, le sujet s’est imposé de lui-même.

« La prochaine fois que je te vois travailler de même autour des policiers, je t’arrête pour entrave […] Toi t’es pas une police, moi je suis une police ».

Ah, l’entrave! Cette accusation en vertu du Code criminel qui, dans les circonstances, ne peut aucunement devenir la frime dans le jeu de cartes légal des forces policières lorsque vient le temps d’entraver le travail des journalistes.

Plusieurs d’entre vous l’aurez vu, ce matin, cette pièce d’anthologie où le journaliste de La Presse Jasmin Lavoie et son caméraman sont littéralement assaillis par Daniel Lacoursière, le responsable médias du Service de police de la Ville de Montréal. Il empile insultes par-dessus menaces, le tout enrobé d’arrogance pour donner, au final, un argument supplémentaire au postulat selon lequel le lien de confiance entre les forces policières et un pourcentage substantiel de la population est bel et bien brisé.

« T’avais pas d’affaire où t’étais hier, si tu recommences, je te booke. C’est clair, c’est CLAIR? », tonne Lacoursière au caméraman, l’index autoritaire bien pointé et vigoureusement agité. Des actes et des paroles indignes de sa fonction et de son insigne. Il trouve que les journalistes n’ont pas à lui dire comment faire son travail? Sortez un miroir, monsieur l’agent, et redites ce que vous avez dit. Il va sans dire que le lien de confiance entre journalistes et policiers se fragilise également au rythme des agressions commises envers reporters, photographes et vidéojournalistes. On assiste au Jour de la marmotte de la violence inutile – on se souviendra de la résilience d’un Jacques Nadeau, photographe du Devoir, alors qu’il était piétiné par le cheval d’un policier de la cavalerie.

Les frappes policières commises envers les journalistes sont, au même titre que la tactique de charge massive contre des foules pacifiques, inacceptables dans une société dite de droit. Des actes isolés méritent des interventions isolées. Si les journalistes ne peuvent exercer librement leur profession en toutes circonstances, le lien qui les relie à la population qu’ils ont le devoir d’informer se fragilise lui aussi. On le voit déjà massivement, tant sur les réseaux sociaux que dans l’opinion publique en général – les journalistes font les frais de la méfiance du public.

En somme, ces liens qui nous relient tous – population civile, journalistes, forces de l’ordre, gouvernement – se rompent, conséquence de cette malsaine corrosion sociétale qui ronge les maillons de la chaîne. Et ironiquement, plus ce genre d’incident arrivera, plus les journalistes seront sur le terrain à affirmer leur droit inaliénable de rendre compte des événements sans entrave.

Ce n’est pas une question d’obtenir le money shot ou la meilleure entrevue, c’est une question de liberté de mouvement pour les journalistes qui, comme tout autre citoyen d’ailleurs, n’ont pas d’ordre à recevoir d’un policier sans raison valable. Cette ridicule accusation d’avoir entravé une arrestation, alors que le caméraman se trouvait loin de la scène, témoigne de la nervosité des policiers de voir leur travail enregistré et rapporté par des journalistes, indépendants de leur volonté et libres de leur contrôle.

Comme l’a fait Jacques Nadeau par le passé, les journalistes devront s’insurger contre les tentatives, par toute organisation qui fait l’objet de leur travail, de restreindre la liberté de presse, principe par lequel la démocratie demeure en santé. Notre travail est trop important pour faire autrement.

Ce n’est pas ici une question de droit, mais une question de principe. La liberté de presse n’est pas négociable et la rupture progressive du lien de confiance entre journalistes et forces de l’ordre ne pourra que motiver davantage les premiers à témoigner tout en conservant professionnalisme et rigueur. La dégringolade du Canada quant à la liberté de presse doit s’arrêter ici.

Plusieurs journalistes sont prêts à risquer la prison pour ne pas avoir à divulguer leurs sources confidentielles devant l’ordre d’un juge. Le journaliste de guerre ne laisse pas des forces militaires ou civiles dicter ses allées et venues, au prix d’un risque encore plus grand. Difficile et triste de constater que ça devienne la même chose pour les journalistes qui couvrent des manifestations au sein d’un État de droit.