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Interlude entre deux lettres

Mon cher Pascal,

Tu excuseras mon petit retard, plus long que prévu, à entamer ces lettres sur ton « déniaisage », comme tu me l’as toi-même écrit. Bien que je t’avais suggéré dans ma première lettre d’user de précaution et de mesure dans l’adoption du joual pour ne pas passer pour un vulgaire colonisateur qui le mime en le créolisant avec une ironie maladroite, tu as osé, et tu as dans ce cas usé bien justement du québécisme « déniaiser ». Je te prie cependant de ne pas t’en enorgueillir au point de vouloir sur-le-champ te lancer dans une déclinaison improvisée qui serait trop hâtive de la délectable mutinerie sémantique des mots du rite chrétien qui nourrit une des belles racines de la langue orale et même écrite des québécois. Surtout à la façon dont tu risquerais de rouler des R ridicules comme plus personne ne les roule ici – que dis-je, comme personne ne les a jamais roulés.

Déniaiser. J’étais devant la liste des thèmes, griffonnés, j’en ai bien une trentaine, que je dois aborder, pour ton déniaisage, assis au PMU sous les derniers rayons du soleil de la Provence dont je me gave avant de retourner au Québec en luminothérapie, ils sont si nombreux et je veux éviter de m’éparpiller. Et surtout les aborder dans un ordre très pragmatique par rapport aux chocs que tu vas vivre en arrivant à Montréal, pour y vivre. Un exercice de tri dédoublé de l’angoisse de la page blanche, car comme tu les sais, je suis un tantinet intéressé dans cet exercice épistolaire de déniaisage, j’en fais un blogue. Le serveur a posé mon 51 sans glace et mon tiercé (12-6-1, je joue toujours le choix du patron sur l’ardoise), j’hésitais entre les thèmes à approfondir pour ma lettre II, et mon Android m’a signalé un message de toi sur Facebook, celui où tu as usé du mot. Cela a nuit à mon travail, qui était laborieux – de quoi allais-je t’entretenir en profondeur, en priorité, puis par la suite, dans quel ordre allais-je t’entretenir de tous ces sujets qui déboulent, pour faciliter ton intégration et t’éviter des écueils, mais surtout pour aller au plus urgent. Quel propos est le plus urgent, quel « de » presse le plus, méthodiquement? Du bipartisme à la britannique? De la neige sale et la dépression hivernale? De la SAQ qui va, je le répète, te faire perdre connaissance? De la collusion et la corruption dans la construction qui fait la une même du Monde (en gros, c’est comme Marseille mais avec la candeur et l’innocence mignonnes de découvrir que ça fonctionne comme ça)? Cela a nuit à mon travail, car cela m’a plongé dans un souvenir d’enfance, rattaché à une des dénotations de déniaiser.

Je dis d’enfance, je dirais mieux d’adolescence, ou de pré-adolescence. Disons vers l’âge de douze ou treize ans, âge ingrat dont on ne cherche pas la madeleine, mais voilà que ton message est madeleine, je ne t’en tiens pas rigueur. C’est le slow dans un party de sous-sol de banlieue. La bière en cachette (en cachette, comme dans « en cachette des femmes », retiens), et les gars veulent frencher (frencher, de french kiss, freedom kiss en amérique depuis le refus de Chirac d’aller en Irak, c’est à dire rouler une pelle), et les filles ne veulent pas. C’est là qu’un des amis d’enfance lance, portant dans son cri tout le désarroi de la testostérone en devenir, « les filles sont trop pédé pour frencher », et qu’il arrête le cassettophone (retiens, l’ancêtre du IPOD, avec les cassettes TDK) d’un coup de poing violent. Des filles, pédé, ça peut sembler étrange, n’est-ce pas, mon cher Pascal.
Mais voilà, je demande alors, avec la confiance inquiète qu’implique de révéler son ignorance, à un ami de confiance, ce qu’on entend, exactement, par pédé, qui se gaussant, avec cependant la mesure de l’amitié, de ma naïveté, m’explique qu’il s’agit de l’abréviation de Pas Déniaisée, PD. Et que les pires des filles pédés, c’est les PDND – les Pas Déniaisées Non Déniaisables.

Tu excuseras cette petite digression étymologique, j’en étais donc, et il m’a fallu un deuxième 51, à trier, à perdre au tiercé et à me demander ce que que serait ton plus violent choc culturel en arrivant après la laideur de Dorval et des infrastructures routières en ruine et contingentées par la gestion de trois alternances en bipartisme. Du bipartisme à la britannique? De la neige sale et la dépression hivernale? De la SAQ?

Oh mon cher ami, en souvenir de ce Bourgogne Hautes Côtes de Beaune que nous avons partagé il y a quelques semaines et que les québécois ne verront jamais, tout comme tout ce divin nectar dont on les prive en les abreuvant de piquette, il me semble incontournable de te prévenir, en toute amitié mais aussi un peu en toute colère, de ce que tu vas vivre quand tu vas vouloir, pour la première fois, t’acheter du vin en Nouvelle-France.

Je te poste, si je puis, cette lettre seconde dès demain — de la SAQ, ou l’insulte oenologique.