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Que vaut la vie dans un pays qui n’arrive pas à enterrer ses morts ?

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Elle pleure!

Pourquoi tu pleures ? Je pleure parce que je n’arrive pas à faire le deuil après la mort d’un être cher! Avec le temps, tout s’en va! Le temps s’est arrêté le 1 février 2017.  Nous sommes le 9 septembre 2017.  Pour moi, nous sommes toujours le 1 février 2017.  Que s’est-il passé ? Il s’est passé que mon cousin est mort ce jour là et son corps n’est toujours pas enterré! Pour quelle raison ? La folie des hommes.  Quels hommes ?  Ceux de mon pays. Quel est ton pays ? Un pays d’Afrique, le plus riche et le plus pauvre à la fois.  Un pays ravagé par une guerre civile montée de toutes pièces.  Plus de 6 millions de morts en moins de 20 ans.  Six millions dont la moitié sont des enfants. Un pays où le viol est devenu une arme de guerre.  Un pays dont une bonne partie est livrée à la barbarie des rebelles venus de pays voisins. Un pays dont les richesses minières devraient normalement le classer parmi les plus riches du monde.  Un pays qui subit un génocide et jamais cela n’a encore fait les unes des médias occidentaux.  Aucun bruit. Pas la moindre manif.  Un pays qui se meurt de l’intérieur, au grand bonheur des multinationales. Un pays abandonné par tous les pays.  Un pays qui n’arrive plus à enterrer ses morts.

Elle pleure.

Que puis-je faire ?  Tu pourrais m’aider à enterrer le corps de mon cousin.  Il est où ton cousin ? Son corps est quelque part en Belgique, dans un frigidaire.  J’imagine qu’il n’est pas question de l’enterrer en Belgique ?  Ça serait la honte!  Que fasait-il en Belgique ? Il y était pour soigner une embolie pulmonaire   Il est mort deux semaines plus tard à l’âge de 84 ans. Qu’est-ce qui empêche le rapatriement du corps depuis le 1er février 2017 ? La famille, le gouvernement et le parti se disputent les funérailles. Chaque partie revendique la légitimité de les organiser. Le parti veut enterrer le corps au siège du parti. Le gouvernement veut l’enterrer dans un cimetière.  La famille veut enterrer le défunt peu importe où dans le pays, mais d’une façon digne.  C’est qui le défunt ? C’est un grand opposant politique, ancien premier ministre, ancien ministre de l’intérieur, ancien ministre de la justice, ancien ambassadeur, deux fois candidat aux élections présidentielles, c’est lui qui a introduit le multipartisme au pays, qui a osé s’opposer à la dictature des Kabila. L’homme qui a su donner de l’espoir au peuple.  La maladie l’avait éloigné de son pays pendant deux ans. Ils étaient des centaines de milliers à l’accueillir à son retour en 2016.   Aux élections de 2011, c’est lui dans les faits qui a été élu président. D’ailleurs, il avait prêté sermon. Mais les puissances étrangères lui ont préféré un autre candidat, le fils de l’autre.  Il s’appelle comment cet homme ? Tshesikedi Etienne. Comme des millions d’autres morts,  dans mon pays, il n’a pas été enterré dans les règles de l’art.  Son corps traîne…. Pourtant, 9000 congolais étaient présents à son exposition en Belgique en février 2017. Je demande juste qu’on aide sa famille à l’enterrer chez-lui, dans son pays. Le Canada peut-il faire quelque chose ? Je doute fort.

Elle pleure!

Et l’incinération ne serait pas une option ? Ce n’est pas dans nos coutumes! Il ne pourrait pas être enterré quelque part en Afrique, en attendant une solution ? Ce n’est pas une mauvaise idée!  Cette option pourraient peut-être obliger la famille, le parti et le gouvernement à s’entendre.  Ce n’est pas une mauvaise idée! Mais ça serait tellement plus simple qu’il soit enterré chez-lui et reposer enfin en paix!  Sa famille et tout le pays souffre de ne pas pouvoir faire le deuil de cet homme, devenu un symbole national.  À partir du Canada, en ce moment dans cette cafétéria, à Longueuil, je ne peux qu’observer un moment de silence à la mémoire de tous les morts qui n’ont pas été enterré au Congo.  Ce drame en dit long sur la situation au pays.. Si j’étais à Bruxelles, je me serais rendu devant le funérarium, je demanderais aux gens d’exprimer, devant une caméra, ce qu’ils pensent de la situation.  Chaque jour, j’enverrais des témoignages sur Youtube avec copie conforme à d’autres planètes, d’autres terres, d’autres humains, peut-être un peu plus humains…   Cette incapacité d’enterrer un homme qui a marqué l’histoire récente de son pays, devrait normalement faire l’objet d’un film. Ça serait le point de départ pour raconter la tragédie de la République Démocratique du Congo. L’ancien Zaïre.  Ce pays existe encore et nous ne sommes pas étrangers à son histoire. Elle est un peu la nôtre aussi.  Ce pays qui regorge d’or, de diamant, de cuivre, de cobalt et de Coltan, il regorge aussi de 85 millions d’êtres humains qui ont droit à la dignité, à la vie.  Que vaut la vie dans un pays qui n’arrive pas à enterrer ses morts..?

Elle pleure!

Je ne pleure pas. J’écris!

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PS:  Avant de s’opposer à la dictature de Mobutu, Tshesekedi Etienne en a fait longtemps partie. Accusé d’avoir joué un rôle dans l’assassinat de Patrice Lumumba, les soupçons le poursuivirent  toute sa vie. Des soupçons que ses adversaires politiques ne manquèrent pas d’invoquer pour empêcher sa candidature aux élections de 1998. C’est également sous ses ordres, en tant que ministre de l’intérieur que trois opposants à la dictature de Mobutu furent pendus en 1966 « Les pendus de la Pentecôte ».  Juriste de formation et ancien recteur de l’Institut Nationale du droit et d’administration, Tshisekedi participa en 1967 à la rédaction de la constitution du Parti du mouvement populaire de la révolution, devenu le parti unique.  C’est seulement en 1982 que Tshesekedi Etienne participa à la fondation de l’UDPS (l’Union pour la démocratie et le progrès sociale). Ainsi, il devint un farouche opposant de Mobutu qui l’emprisonna plusieurs fois. Vers la fin de son règne en 1997, ce dernier le nomma premier ministre dans une ultime tentative de réconciliation.  Cela ne dura qu’une semaine.  C’était trop tard.  Des puissances étrangères avaient déjà conclu des ententes avec celui qui prit la relève de Mobutu, Kabila père. Depuis, la République démocratique du Congo sombra dans une guerre interne qui fera des millions de victimes. Le chaos au Congo profite toujours aux multinationales américaine et européennes.  Malgré sa grande popularité, Tshesekedi Etienne n’a pu stopper le déclin du pays.  L’histoire le jugera mieux que ses adversaires.  En attendant, son fils Félix Antoine Tshisekedi a pris la relève de son père à la tête de l’UDPS.  Pour réapprendre à vivre, le Congo n’a t-il pas le devoir d’enterrer un de ses morts, peu importe son passé politique, son statut et son rang ?

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