Mourir de lire!
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Mourir de lire!

Je suis tombé dedans comme dans la fameuse potion ! Mon père, instituteur, aimait beaucoup lire. Enfant, j’étais entouré de livres. Je faisais semblant de lire avant d’apprendre à lire.

Mais ma rencontre déterminante avec la lecture a eu lieu quand mon père a quitté l’école pour travailler à la bibliothèque Nationale de Rabat. Quelques mois plus tard, le destin a frappé en le privant de l’usage de ses yeux. En attendant de retrouver peut-être un jour la vue, il a demandé d’être affecté à la section où il pouvait faire quelque chose de ses mains.

Mon père était le premier aveugle au Maroc à pratiquer le métier de reliure qu’il a transmis, par la suite, à d’autres aveugles.

J’avais 11 ans en 1971.  Cette année, la petite bibliothèque de la médina de Rabat, où mon père s’était installé, a fermé ses portes au public durant tout l’été. Fermée à tous, mais pas à moi, puisque j’y accompagnais mon père. Alors que mes amis allaient à la plage, moi je plongeais dans les livres.

Ainsi, j’ai fait la connaissance des grands auteurs. Je lisais Victor Hugo et beaucoup d’autres classiques français, mais en arabe.  Des auteurs anglais, américains, mais en arabe. Je ne comprenais pas nécessairement tout, mais j’aimais la sensation d’être ailleurs. Dans le Paris des Misérables, j’étais hors du temps et de l’espace. Mon seul guide était cette langue arabe qui allait me conduire dans d’autres contrées et autres temps, loin du monde arabe.

Sans doute que le fait de me promener seul entre les étagères nourrissait mon impression que j’étais dans la plus grande bibliothèque du monde. Certains jours, je ne faisais que regarder les livres. J’aimais beaucoup apprécier les reliures. Mille et une mains les ont marqué de leurs empreintes. Je m’amusais à deviner le nombre de lecteurs qui ont ouvert Une histoire sans fin. En rasant les étagères, je les humais avant de m’arrêter sur un titre étrange, une odeur insaisissable. J’étais devenu malade des livres. Une maladie qui m’a accompagné toute ma jeunesse.

Un jour, je me suis trouvé sous une tonne de livres. Je m’étais accroché sur une étagère pour atteindre le grand livre qui touchait au plafond.  Je me croyais assez léger pour me passer de l’échelle. Deux étagères se sont vidées sur moi. J’étais entièrement couvert de littératures, de poésie et de romans policiers. J’ai appris plus tard que l’auteur du livre que je voulais atteindre au plafond était nul autre que celui-là même qui aurait été écrasé lui aussi par les livres.  Al Jahiz serait mort sous les livres chez-lui à Bassora en 867. Moi j’y ai plutôt survécu à Rabat, en 1971.  Mais que de poussières j’ai dû avaler ce jour-là!

Au début, mon père était fier que son fils soit comme lui, un passionné de lecture, de littérature et de poésie. Mais il ne tarda pas de voir dans ma passion un vilain défaut. Que dis-je ? Un handicap. Parallèlement à son nouveau travail de relieur, mon père brassait des affaires. Il construisait des maisons, il ouvrait un café. Étant aveugle il avait besoin de son aîné pour être ses yeux. Moi, je n’avais qu’une obsession, m’évader dans la lecture. Allez savoir pourquoi ? Fort probablement pour adoucir le choc qui m’a longtemps tourmenté, assister à la tragédie de mon père sous mes yeux, devenir aveugle à l’âge de 32 ans.

Si mon père était né aveugle, il n’aurait pas eu autant besoin de moi et moi je n’aurais pas vécu un tel choc. Mais c’était le destin. Chacun de nous, à sa manière, voulait en réduire le poids, le déjouer.

Un jour, j’accompagnais mon père chez un de ses amis à Fez, lui aussi aveugle. Il en a profité pour se plaindre « Parle-lui, il ne m’écoute plus » lui a t-il confié. Quand l’ami a appris que le problème de mon père c’était d’avoir un fils qui passe son temps à lire, il a réagi d’une façon complètement inattendue « Je donnerais mes yeux pour qu’un de mes trois fils soit aussi passionné que le tien par la lecture ». Cet ami aveugle, était un grand théologien du Maroc, connu et respecté. Pour lui, la lecture c’est un des bonheurs de l’existence. Plus tard, dans une ruelle de la vieille ville, j’ai éclaté de rire au grand désespoir de mon père « Il a bien dit, je donnerais mes yeux ?», je ne cessais de répéter.  Il a fini par rire lui aussi.

Deux ans plus tard, mon rapport à la lecture s’est intensifié. Elle prenait presque tout mon temps au dépens de l’école. Je m’ennuyais en classe. Dans mes cours de maths, pour déjouer l’ennui, je lisais en cachette. Un de mes camarades m’avait prêté la version originale des Milles et une nuit. Les descriptions érotiques m’impressionnaient, autant par la forme littéraire que par le fond. Les équations que j’avais à résoudre, dans mon cours de maths, étaient d’un autre ordre.  Alors que tous les élèves regagnaient la classe après la pause, moi je restais aux toilettes pour ne pas couper court à cet érotisme libre et consenti que je n’avais croisé dans aucun autre livre auparavant. J’avais entre les mains la version non expurgée des Mille et une nuit. Les islamistes n’avaient encore voilé ce livre qui a joué un rôle majeur pour libérer les fantasmes de plusieurs générations. C’était le cinéma avant le cinéma. L’internet avant l’internet et pour l’ado de 13 ans que j’étais, la liberté avant la liberté.

Une fois la lecture des deux tomes, terminée, je me suis mis dans la tête que finalement nul besoin d’aller en classe. Je me contenterais de lire pour apprendre. J’avais établi une liste interminable de livres à lire, en philosophie, en littéraire, en histoire et en poésie. Le café de mon père était fermé depuis quelques temps. Et si on le transformait en librairie dont je serais le gérant ? La littérature jeunesse sera notre spécialité. On organisera des séances de lecture. On invitera des auteurs qui pourront donner des conférences et lancer leurs livres chez-nous. Je croyais avoir tous les arguments pour convaincre mon père. Calmement, il répondit « Tu demandes à un instituteur d’arrêter son fils d’aller à l’école ? Tu es devenu fou ? ».

Il n’avait pas tout à fait tort. Au lieu de m’avouer vaincu devant le bon sens, j’ai cru bon lui révéler cet incident ou j’ai failli mourir sous les livres. Je voulais lui présenter un signe du ciel. « Tu vois, c’est écrit que je sois dans les livres » marmonnais-je !

L’incident l’avait beaucoup amusé. Dans son sourire je commençais à voir une lueur d’espoir. Je me voyais déjà faire mes adieux à mes camarades de classe tout en leur annonçant l’ouverture de ma librairie.  J’allais enfin à mon tour, transmettre la passion de la lecture aux jeunes. Je ferais des bons prix aux plus démunis. J’inviterais Taha Hussein en personne pour honorer de sa voix et sa lumière ma petite entreprise.

« Je préfère mourir que te voir quitter l’école », laissa tomber mon père avant de citer Taha Hussein « L’éducation est aussi nécessaire que l’eau et l’air ».

Cette même année, Taha Hussein nous a quitté à l’âge de 85 ans. Le plus grand écrivain arabe depuis des siècles n’était plus. Son départ m’a secoué. C’était mon écrivain préféré. Comme mon père, il était aveugle lui aussi. Et comme mon père, il était un grand éducateur.

Aujourd’hui, je ne suis plus le grand lecteur que j’étais. Mais, sans ces années ou je mourrais de ne pas lire, je n’aurais jamais pu obtenir mon bac. Je n’aurais pas eu les meilleures notes en philo, en littérature arabe et en histoire. Je n’aurais pas pu accéder facilement à l’université.  À une époque ou doubler son bac était une routine, moi je l’ai eu du premier coup. C’est grâce au bac que j’ai pu me permettre de poursuivre mes études au Québec.

Et d’y vivre surtout !


PS:  Issu d’une famille pauvre, Taha Hussein a perdu la vue à l’âge de deux ans. Cet handicap ne l’a jamais empêché d’atteindre les grands niveaux en éducation jusqu’à obtenir un doctorat à la Sorbonne et de publier des  livres marquants dont le plus célèbre, Les Jours. Il était aussi rédacteur en chef du journal égyptien Al Joumhouria (La République) ou ses articles suscitaient souvent la polémique. Son livre Critique de la poésie préislamique, l’a conduit devant la justice pour avoir osé supposer que la poésie de Omroe Alkays aurait été écrite après l’arrivée de l’islam et non avant. Certains islamistes de l’époque réclamaient sa tête. Inspiré de la méthode d’analyse de Descartes, les analyses de Hussein obéissaient aux lois du doute.

Nommé par le Président Nasser comme Ministre de l’éducation au début des années 50, Taha Hussein a complété le processus de la gratuité scolaire. Dans ses dernières entrevues, on lui demandait quel conseil donnerait-il aux jeunes de la nouvelle génération, il répondait « Qu’ils lisent, qu’ils lisent, c’est la seule façon pour eux de donner sens à ce qu’ils apprennent à l’école ».

Amina, la fille de Taha Hussein a marié le fils du poète égyptien, Ahmed Chawki, surnommé prince des poètes.  Ce dernier a consacré un poème pour rendre hommage à l’éducation. Ce que Hussein disait sur l’éducation, Chawki l’avait traduit dans un poème qu’on a répété et chanté,  partout dans le monde arabe. Un poème à afficher à l’entrée de chaque école.

قمللمعلموفهالتبجيلا

كادالمعلمانيكونرسولا

Lève-toi en hommage à ton maître et sa mission
Qui, avec celle des prophètes, est en relation

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