Ani DiFranco : Toujours plus haut
Musique

Ani DiFranco : Toujours plus haut

Après avoir incendié le Métropolis l’an dernier, l’une des chanteuses les plus marquantes des dix dernières années revient nous visiter avec son groupe. Et en plus, elle nous accorde une entrevue exclusive…

Elle est férocement indépendante, volontairement paradoxale et totalement assumée. Née libre comme une ingénue, elle vit d’antagonismes comme une combattante. Sur la ligne de front. Avec des chansons coups-de-poing, comme autant de missiles Exaucet vers la bêtise. Et comme s’il fallait s’en étonner, Ani DiFranco n’est la femme de personne. Même si, au sens propre, et au plus grand désarroi de ses fidèles fans, elle s’est récemment mariée, elle, la bisexuelle avouée qui avait soulevé l’admiration indéfectible de la communauté lesbienne. Trahison? Je ne le crois pas. Ani DiFranco, avec toutes les montures qu’elle a chevauchées dans ses textes au fil de ses douze albums, avec toutes les vérités qui éclatent sous sa plume, et les leçons (avons-nous le choix?) qu’on en tire, est tout sauf discriminatoire.

Ani DiFranco (prononcez Âni), ce petit brin de femme qui a mis l’ennuyeuse ville de Buffalo sur la carte, incarne la réussite des petits labels, dans son cas Righteous Babe, une véritable PME (quatorze employés au bureau-chef et onze de plus en tournée) avec des tentacules souterrains redoutables. Après avoir vendu deux millions d’albums avec son propre réseau de distribution, sa liste d’envoi de cinquante mille adeptes et surtout ses nombreux concerts, elle est l’exception qui confirme la règle: «Et je n’ai même pas de site Internet!» se vante-elle presque. Pourtant, il existe à ce jour pas moins de soixante-quinze sites sous son nom.

Up Up Up Up Up Up, son plus récent compact, est son douzième album en quinze ans de carrière. Une cadence infernale, même pour le plus ambitieux des artistes. Mais une cadence normale pour une poétesse absorbée par son époque comme l’est Ani DiFranco: «Je suis jeune, j’ai vingt-huit ans, banalise-t-elle. Je suis en mouvement perpétuel, comme la vie. Je veux juste raconter les choses comme je les perçois et, à la limite, authentifier mes expériences. Et parallèlement, c’est comme un exutoire émotif, ce qui me permet de comprendre bien des choses. Quand je sens que c’est au point fixe, je vais ailleurs tirer sur d’autres ficelles. C’est tellement important d’évoluer, et c’est certain que Up… est décevant pour ceux qui ne jurent que par mes premiers disques. Et tu sais quoi? Je n’ai jamais été une personne en colère. On m’a prêté cette attitude d’abord parce que je suis jeune. Puis parce que je défends le féminisme, et que j’exprime des opinions politiques. La colère n’est qu’une émotion parmi toute la palette. Si tu analyses le rock’n’roll et les protest songs, ces deux genres sont issus d’une certaine colère, d’une insatisfaction. Tous les jours, je vis des expériences chaotiques, pour toutes sortes de raisons, il est donc difficile de dire si mes textes sont inspirés par une chose plutôt que par une autre. Ma musique est en quelque sorte autobiographique.»

Sa dernière visite à Montréal remonte à l’an dernier au Métropolis. Accompagnée d’une section rythmique, elle reprenait l’essentiel de Living in Clip, son album double capté en concert, et, entre autres, quelques pièces de Little Plastic Castle et de Up Up Up Up Up Up. Sur une scène, on a peine à l’imaginer, Ani DiFranco chante des tonnes de paroles («Il m’arrive souvent d’avoir des trous de mémoire»), et c’est clair, elle entretient une relation étroite avec son auditoire, constamment accroché à ses lèvres, qui l’épie et réagit à ses moindres faits et gestes. À un moment donné, entre deux chansons, elle a évoqué sa ville, Buffalo, et la moitié des deux mille spectateurs se sont mis à hurler de joie. Y avait-il vraiment mille personnes originaires de Buffalo dans la salle pour justifier pareille réaction? Ses fans seraient-ils inconditionnellement aveugles, à la limite de l’hystérie?

«Je constate que les gens sont plutôt démonstratifs, et c’est sûrement mieux qu’un auditoire suspicieux et distant. Je ne vais sûrement pas m’en plaindre, en tout cas. Mais ce que je fais avant tout, c’est de la musique. Avec mes chansons, je crée inévitablement un dialogue, et, avec un public, la moitié de l’énergie provient de la salle. Mais je ne veux pas me sentir comme une rock star sur une scène, ça, c’est certain. Je n’ai pas choisi d’être une artiste indépendante pour arriver à cette fin. Oui, le monde est parfois surexcité, mais c’est juste l’aboutissement de plusieurs années de tournée. Pour moi, c’est réel, c’est palpable. Ceux qui pensent que ce ne sont que mes cheering dyke fans sont dans l’erreur. Il y a trop de chansons sur des sujets différents pour en arriver à cette conclusion. Pour moi, c’est la preuve ultime que le monde écoute.»

Lorsqu’on fait le bilan (peut-on vraiment le faire?) de sa discographie et de ses chansons, on constate une chose: Ani DiFranco a ouvert tout un monde avec sa fusion folk-punk. Avec, par exemple, des textes qui traitent de l’aspect humain d’un fait politique (le chômage, la peine capitale, le racisme, la lutte contre la drogue, etc.) jumelés à une anarchie de tous les instants sur son manche de guitare. Ses accords barrés sont terriblements efficaces, tout comme la variété des rythmes qu’elle choisit pour faire voyager ses mots. Cet aspect-là, elle le maîtrise à fond. Lorsqu’elle a enregistré sa première cassette, en 1990, après quelques années de bars et de coffee houses, elle avait déjà écrit une centaine de chansons. Elle a payé les premiers pressages de son compact en empruntant d’un ami. La vente des disques se faisait à partir du coffre arrière de sa voiture, peinturée à la main, qui l’emmenait dans tous les campus de collèges d’Amérique. Les véritables offres se sont alors manifestés: celles des multinationales. Mais elle a dit non. Because le fameux «contrôle artistique».

Aujourd’hui, Ani DiFranco a le dernier mot sur toute la production: le graphisme de ses pochettes, le look des produits dérivés (t-shirts et autres babioles), la date de sortie de ses disques, le single, le vidéo bref, tout ce qui touche de près ou de loin à la présentation de sa musique.

«C’est difficile pour moi de conquérir une ville comme Montréal à cause de l’aspect bi-culturel et de sa majorité francophone. Mes textes étant l’aspect principal de mes chansons, c’est comme si j’étais privée de mon atout principal. Comme si on me disait: monte sur scène sans tes paroles, sans tes idées. La vraie pression n’est pas de rassembler des milliers de gens, mais de rendre leur soirée agréable. De toute façon, je ne suis pas intéressée par la perfection et je pense qu’on m’aime pour cela.»

Le 8 mai
Au Métropolis
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