Moby : Idées fixes
Musique

Moby : Idées fixes

Le plus récent album du New-Yorkais est un petit bijou qui vient consacrer le véritable talent d’un homme-orchestre qui cachait bien d’autres cartes dans son jeu. Rencontré à Toronto, il remet les pendules à l’heure quant à sa musique, ses opinions et ses convictions.

À l’occasion de son édition 1999, le festival Cream a élargi ses horizons musicaux. On y présentera de la musique électronique et du hip-hop, comme par les années précédentes, mais on y a ajouté plusieurs concerts punk-rock et alternatifs qui se dérouleront à Montréal entre le 3 et le 12 septembre. Dans cet esprit d’ouverture, ce n’est peut-être pas un hasard si l’événement le plus attendu de la soirée finale du 11 septembre, au Stade olympique, est le spectacle que donnera Moby, lui qui ne cesse de récolter des commentaires élogieux depuis la sortie de son quatrième album, Play (si l’on exclut I Like to Score, qui est en fait une compilation de ses collaborations à diverses bandes originales de films).

Avec Play, Richard Melville Hall (son vrai nom qu’il partage avec son ancêtre Herman Melville, auteur de Moby Dick, d’où son pseudonyme) en a surpris plus d’un, et nous a convaincus qu’il suffit parfois d’un peu de patience pour être récompensé. Surtout avec un gars comme Moby qui n’a cessé de brouiller les pistes avec autant de virages à 180 degrés que d’albums. Une discographie tellement éparpillée et inégale qu’on n’en attendait plus grand-chose. Et pourtant… C’est pourquoi on n’a pas hésité bien longtemps avant d’accepter l’invitation d’aller rencontrer à Toronto celui qui n’a jamais suivi ni les règles de l’univers de la musique électronique ni celles du pop-rock, en passant d’un genre à l’autre comme si le concept de nationalité musicale unique n’était pas fait pour lui.

Étant végétalien (une forme de végétarisme excluant également les produits dérivés des animaux comme le lait, les oeufs ou les poissons), le rendez-vous avait été donné par V2, sa compagnie de disques, au restaurant Le Commensal (que c’est exotique, Toronto, tout de même…). À mon arrivée, vers midi, Moby se servait une assiette bien pleine en rencontrant un à un les employés de magasins de disques sélectionnés qui auraient «l’honneur» de manger à la même table que lui. Et quand on est dans un restaurant végétarien, assis autour d’une star végétalienne, on parle de quoi, vous croyez? De bouffe végétarienne, voyons!

Mais pas que de ça, heureusement… On parle d’anecdotes de tournées, de potins de célébrités, et de situations ridicules que provoque la vie de pop-star (comme sa participation à une émission américaine de karaoké où il a fait du lip-sync sur une chanson de Barry Manilow!). Mais on ne parle pas que de lui non plus. Avec son air timide et son tempérament nerveux, le New-Yorkais interroge également les invités sur ce qu’ils font, observe, et semble réellement intéressé. Une qualité d’écoute qui n’est pas donnée à tous les artistes, qui sont davantage habitués à attirer l’attention et non à donner la leur. Respect.

Au-delà de l’image
Une fois les invités partis et une entrevue avec MuchMusic terminée, Moby jette un oeil au flyer du Festival Cream, dont il est la tête d’affiche. «C’est bien, c’est autant alternatif qu’électronique. Ça devrait être cool.» À peine assis devant mon magnétophone, c’est lui qui commence à m’interroger! «Avec qui as-tu fait des entrevues récemment? De quoi avez-vous parlé?» Après ce petit test, Moby semble satisfait: il sait un peu mieux à qui il a affaire. Une attitude subtilement méfiante, tout à fait compréhensible quand on sait tout ce qui a pu être écrit sur son compte. Il faut dire aussi que Moby a toujours un peu provoqué les choses. Quand un artiste prend la peine d’écrire dans ses livrets d’albums des textes d’opinion parfois virulents sur des sujets politiques, sociaux ou religieux, et qu’il ne se fait pas prier pour dire ce qu’il pense en entrevue, il peut facilement être victime d’interprétations erronées ou se faire apposer des étiquettes réductrices.

«Tu sais, il y a beaucoup de faussetés et de clichés véhiculés à mon sujet. Les plus fréquents sont que je suis britannique, gai, chrétien et que je ne prends ni alcool ni drogue. Je me souviens que vers 1990, alors que je n’étais pas encore très connu en Angleterre, la rumeur courait que j’étais un gros Noir gai! Alors, j’arrivais à l’aéroport, et les gens qui venaient me chercher s’attendait à voir apparaître un mec à la Frankie Knuckles! Ils disaient: "Quoi? C’est toi, Moby?" Ça me faisait bien rigoler… Je ne sais pas pourquoi les gens ont cette obsession à propos de ma possible homosexualité… Je vais dans les clubs gais à New York, car j’ai beaucoup d’amis gais; mais, pour ma part, pour avoir déjà essayé, je sais que ce n’est pas pour moi… Il fut un temps où j’espérais l’être; ça aurait pu me simplifier la vie, mais on ne choisit pas ce genre de choses…»

«Cela dit, il y a effectivement un danger d’aborder autant de sujets non musicaux avec les médias, continue Moby, en agitant nerveusement la jambe sous la table. Alors que plusieurs ont l’impression que mes idées sont très rigides et dogmatiques, ma vision du monde est plutôt ambiguë, et je change d’idées constamment… Et c’est vrai que lorsque je relis certains textes que j’avais écrits dans le livret d’Everything Is Wrong, par exemple, je m’aperçois que j’ai maintenant une vision beaucoup moins arrêtée des choses. En 1994-95, je voyais tout en noir et blanc; j’avais l’impression que j’avais raison, et que tout le monde avait tort. Alors qu’aujourd’hui, je m’aperçois que tout est beaucoup plus compliqué, subtil et tordu que je ne le croyais.»

Une autre idée préconçue qu’il s’évertue à rétablir, c’est sa réputation de chrétien avoué prêchant pour sa religion. À l’intérieur du livret de Play, comme dans celui d’Animal Rights d’ailleurs, il est même allé jusqu’à écrire des textes critiquant sévèrement la droite chrétienne, pour laquelle il éprouve une aversion totale: «Bien sûr que j’aime le Christ! J’aime ses enseignements à propos de la compassion, du pardon, de l’humilité, de l’amour et de la compréhension mutuelle; mais je n’appartiens à aucune Église, et je ne me considère pas comme un chrétien dans le sens conventionnel du terme. Et je déteste l’idée que quelqu’un puisse avoir une préconception de ce que je suis, et que ça l’empêche d’apprécier ma musique. Tout ce qui m’importe, c’est de communiquer avec les gens, je ne veux pas les convaincre de quoi que ce soit! Pas plus que je n’essaie de convertir quiconque au végétarisme; je ne veux que partager ma vision du monde. Et il n’y a rien que je détesterais plus que si quelqu’un venait me voir pour me dire: "Je suis devenu végétalien parce que je te trouve cool!" Je veux simplement que les gens aient accès à des opinions variées pour qu’ils puissent amorcer une réflexion basée sur des faits et non sur des préjugés. S’ils considèrent que mes opinions ne valent pas un sou, qu’ils jettent la pochette… mais qu’ils gardent le CD!»

Tout s’explique
Là-dessus, il n’y a pas de doute: Play vaut vraiment la peine que l’on s’y arrête. Avec ses influences de beats hip-hop; ses vieilles voix blues du Sud échantillonnées à partir d’enregistrements que l’archiviste musical Alan Lomax a réunis dans un coffret intitulé Sounds of the South; ses envolées trance caractéristiques des hits de Moby dans la première moitié des années 90, comme Go ou Feeling So Real; ses notes de piano mélancoliques et ses guitares folk et même rock, Moby réussit là où beaucoup d’autres ont échoué: soit accoucher d’un album à la fois extrêmement éclectique et totalement cohérent. De quoi se faire amplement pardonner de nous avoir tous un peu perdus suite à son «aventure hardcore punk versus techno ambient» qu’il nous imposait avec Animal Rights, en 1997. Un album incompris, selon son auteur: «Soyons francs, tout le monde a détesté Animal Rights! Ça ne m’a pas vraiment dérangé, car, moi, je l’aimais. C’est comme si des gens disaient du mal de quelqu’un que j’aime beaucoup; je n’arrêterais pas de l’aimer pour ça. Et je savais qu’avec le temps, il trouverait sa place dans mon oeuvre. Qu’après quelques albums, les gens y retourneraient et comprendraient la démarche et la légitimité de ce disque. Un peu comme le Metal Machine Music de Lou Reed; c’était un album difficile à l’époque, mais le temps lui a donné raison.»

Tout le contraire de Play, qui a reçu d’emblée un accueil positif (le magazine Spin le classant même à la vingtième position de sa liste des meilleurs albums de la décennie, la meilleure place pour une parution de 98 et 99!). Comme si, tout à coup, on avait accepté l’idée que Moby est un artiste beaucoup plus complexe et intelligent que ne le laissaient deviner ses épisodes discographiques précédents. Beaucoup plus accessible aussi, mais jamais dans le sens de la facilité. Mais peut-être est-ce tout simplement Moby qui a, tout à coup, compris quelque chose d’essentiel. Suffit de demander: «Je ne crois pas vraiment que ce soit mon meilleur album…

J’aime tous les albums que j’ai faits. Mais je comprends pourquoi Play est celui que les gens préfèrent: Everything Is Wrong était extrêmement diversifié, il partait dans tous les sens sans ligne directrice; Animal Rights mélangeait de façon assez radicale le speed métal punk-rock et des pièces instrumentales plus douces; et The End of Everthing, personne n’en a vraiment entendu parler, surtout parce que je ne l’ai pas fait sous le nom de Moby mais sous celui de Voodoo Child, et qu’il n’y a pas eu de single. Play est certainement le plus cohérent et le plus invitant des quatre, et aussi le moins égoïste. Je crois que la seule chose dont j’étais certain lorsque j’ai commencé à travailler sur Play, c’était que je voulais qu’il soit destiné surtout au plaisir de l’auditeur et pas seulement au mien.»

Mais le plaisir pour le plaisir, ce n’est pas assez pour Moby. Il faut que l’expérience d’écoute ou de concert débouche sur quelque chose de plus fort que la simple décharge d’énergie ou l’unique contenu mélodique prêt à être fredonné. Quelque chose qui se rapproche d’une communion, d’une élévation spirituelle: «Par définition, la musique est sprituelle. Elle n’est pas tangible, elle est invisible, comme les esprits. La musique m’affecte émotionnellement et spirituellement plus que n’importe quelle autre forme d’art. Et j’espère sincèrement qu’elle a le même effet sur tout le monde. Si, en écoutant ma musique, quelqu’un se sent interpellé émotionnellement et transporté dans un autre univers, c’est merveilleux! Un de mes buts principaux est alors atteint.»

Le 11 septembre
Dans le cadre de l’événement Cream
Au Stade olympique

L’évolution musicale de Moby, c’est surtout en concert qu’on peut l’apprécier à sa juste valeur. Quelques secondes avant de monter sur la scène du Warehouse, un entrepôt aménagé pour accueillir 1200 personnes, Moby serre la main de quelques fans qui attendaient son entrée sur le côté de la scène, avant de se recueillir, assis sur les escaliers, pendant la longue intro de la bluesée Find My Baby. Et dès qu’il saute sur scène, son caractère réservé se transforme et il devient littéralement une bête de scène. Accompagné d’une bassiste aux ongles fluorescents, d’un batteur réglé au quart de tour, et d’un percussionniste-claviériste aux cheveux bleachés et au torse «bodybuildé», Moby, l’homme-orchestre, passe de la guitare acoustique à l’électrique, aux claviers, aux percussions et à la tambourine. L’une des choses que j’avais bien hâte de vérifier, c’était comment il se débrouillerait pour traduire les magnifiques pièces de Play dont les voix blues et gospel ont été échantillonnées. Résultat: pour Why Does My Heart Feel So Bad? et Find My Baby, il les laisse intactes et joue simplement d’un instrument; alors que pour Natural Blues, il chante par-dessus la voix échantillonnée (moins réussi…); et pour Honey aussi, sauf qu’il la fait en accéléré en la rendant presque Big Beat. Une expérience de blues futuriste tout à fait jubilatoire! Et dans l’enchaînement de ses anciennes chansons avec les récentes, certaines, comme That’s When I Reach For My Revolver, tirée d’Animal Rights, prennent une toute nouvelle signification. Comme si tous les morceaux de puzzle de Moby, qu’on croyait à jamais éparpillés, venaient s’imbriquer les uns dans les autres, et ce, avec un naturel désarmant. Oui, Moby est certainement au sommet de sa forme. Profitons-en!