Kid Koala : Animal migrateur
Musique

Kid Koala : Animal migrateur

À voir le nombre impressionnant d’articles que les magazines spécialisés du monde entier ont consacrés au D.J. de 25 ans ces trois dernières années, il y a fort à parier que son premier album en fera l’exportation montréalaise la plus signifiante depuis Bran Van 3000.

L’entrevue a débuté à l’avant de la boutique de disques Disquivel, sur le boulevard Saint-Laurent. À l’endroit même où, il y a près de quatre ans, Eric Yick-Keung San, alias Kid Koala, rencontrait pour la première fois Jonathan More (Coldcut, DJ Food), fondateur de l’étiquette britannique Ninja Tune. More y donnait une courte performance durant l’après-midi, et le Kid avait été plogué par son gérant pour assurer la première partie. Petite routine aux platines de la part du D.J. qui avait 22 ans à l’époque, suivie par le maître et sa panoplie d’ordinateurs. À mi-chemin, More jette un regard à Kid Koala qui observait attentivement, lui fait signe de s’approcher, lui donne quelques indications, et l’invite à l’accompagner aux platines. Au bout d’un certain moment, les deux se regardent avec un sourire qui en dit long.
Après la performance, comme j’attendais pour interviewer More, je n’étais pas très loin. Les deux, qui ne s’étaient visiblement pas rencontrés auparavant, échangent quelques phrases. More complimente Koala, et lui demande s’il a un album, s’il est déjà signé sur une étiquette de disques, etc. Le premier contact était établi et c’était le début d’une aventure inespérée, mais aussi assez angoissante pour le principal intéressé, qui lance finalement cette semaine Carpal Tunnel Syndrome, le premier album issu de cette rencontre (voir Disques, p. 34). «Je me souviens très bien de ce samedi après-midi, raconte celui qui a maintenant 25 ans. Je n’avais aucune idée de ce qu’il faisait avec ses machines bizarres. Je n’avais jamais vu ça. Il avait quelques vinyles de Ninja Tune avec lui, et il m’a simplement dit: "Vas-y, scratche avec ça!" Ç’a été très amusant. Par la suite, on s’est revus durant le week-end, je lui ai fait entendre une cassette et il l’a emportée à Londres avec lui. Les gens de Ninja Tune ont aimé, et quelques semaines plus tard, ils me faisaient une proposition pour signer sur leur label…»
Parti pour la gloire, Kid Koala s’est aperçu très rapidement qu’il n’allait pas l’voir facile. N’ayant pas conscience de toutes les étapes de production d’un disque (et surtout du temps qu’il lui fallait mettre pour le créer), il a eu la mauvaise idée de dire à un journaliste que son album serait probablement prêt dans six mois… L’information est sortie, et la machine s’est emballée: «Les premiers mois suivant l’annonce de la signature avec Ninja Tune ont été assez "freakants". Je ne connaissais rien au processus de mise en marché d’un disque, à la promotion, aux échéanciers, etc. J’étais toujours resté chez moi à travailler dans ma chambre avec mes tables tournantes et mon quatre pistes, et, tout d’un coup, me voilà à San Francisco, en train de me faire prendre en photo et de donner des entrevues à des magazines au cours desquelles je répondais à des questions relatives à un album que je n’avais pas encore enregistré! Puis, j’ai commencé à recevoir des coups de téléphone de Ninja Tune, on me demandait si l’album était prêt, si j’avais un morceau à leur fournir, si j’avais un single de prévu… Ça m’a rendu un peu nerveux, je ne savais pas que je pouvais leur dire que ce n’était pas prêt; j’avais peur qu’ils ne me laissent tomber… Jusqu’au jour où j’ai décidé de ne pas m’en faire avec tout ça. Après tout, s’il y avait de la pression, c’est qu’une mauvaise information était sortie, et c’était leur job de remettre les pendules à l’heure pour nous permettre de respirer. J’avais l’impression d’être en train de passer un examen avec une horloge au-dessus de ma tête… Ce n’était pas très inspirant. Puis, je suis parti en tournée, question de me faire oublier. Ça a quelque peu calmer les choses, et Ninja Tune a compris qu’il valait mieux attendre d’avoir la musique en main avant de lancer la machine.»

Couper-coller
Il a été sur la route pendant deux ans et demi pour participer aux tournées de Ninja Tune, accompagner les Beastie Boys et jouer avec Money Mark, entre autres. Ça lui a donné le temps d’accumuler des disques et de renouveler son inventaire de sons. De retour à ontréal, il a pu recommencer à travailler dans un état d’esprit plus zen, simplement pour le plaisir de la chose, sans se soucier des considérations liées à l’aspect marketing. Pendant sept mois, il est passé à travers plus de trois cents vinyles pour accoucher des quatorze collages qui forment la charpente musicale de Carpal Tunnel Syndrome. Un véritable travail de moine qui exige une patience à toute épreuve, et une imagination débordante. «Je ne crée rien en fait, avoue humblement le Kid du haut de ses cinq pieds, cinq pouces. Tout ce que je fais, c’est de mettre des bouts de musique ensemble… Je ne m’assois pas sous un arbre avec une pile de feuilles pour prendre des notes et imaginer telle partie de cuivre qui viendrait appuyer le rythme à tel moment précis. Tout ce que je sais, lorsque je commence à travailler, c’est que ça me prend un bout avec des cuivres dessus; et alors, je passe un temps fou à le chercher à travers une montagne de disques usagés. Tout débute par une visite dans une boutique comme celle-ci, où je fouille à travers les rangées de disques, surtout les plus bizarres. Je retourne chez moi, je fais de l’écoute, je prends des notes, et je fais des essais avec mon enregistreuse quatre pistes. Et normalement, en vingt minutes, je sais si ça va fonctionner ou non.» «Pendant l’enregistrement, continue-t-il, je ne performais pas devant une foule, c’était un environnement plutôt calme et isolé. Je joue très différemment live comparativement à lorsque je suis chez moi. La plupart du temps, je joue avec mes écouteurs parce que ma blonde est dans la pièce à côté et qu’elle essaie de dormir… Ce n’est pas un album pour démontrer mes talents de scratcheur. La performance live s’y prête mieux.»
Si Carpal Tunnel Syndrome n’est pas un disque de turntablist conventionnel fait pour épater la galerie avec toute la panoplie des gimmicks inimaginables, il met tout de même en relief l’oreille musicale du Kid, son talent inné pour les collages sonores, mais aussi sa fascination our le potentiel humoristique dans l’agencement de petits bouts de dialogue sortis de leur contexte. «Ce qu’il y a d’intéressant avec les bouts de dialogue, c’est que je peux en changer le sens simplement en les manipulant sur les platines. Juste en accentuant la vitesse à la fin d’une phrase, je peux la transformer en question en changeant l’intonation. Sur Barhopper, par exemple, je me suis amusé à agencer différentes phrases sorties de leur contexte pour leur donner un nouveau sens. Rien n’a été laissé au hasard, et chaque phrase a sa raison d’être. J’aime raconter des histoires, que ce soit par le dessin, par les mots ou par la musique. Plus jeune, j’ai autant été influencé par la musique de Public Enemy, De La Soul ou Coldcut que par les disques contenant des histoires racontées, comme ceux de Monty Python, du Muppet Show ou de Cheech & Chong! Sur ces disques, il y a bien sûr des histoires, des blagues et la performance vocale des acteurs, mais il y a aussi des effets sonores qui stimulent l’imagination.»

Retour d’ascenseur
Chose étonnante, malgré le fait que ce disque ait été fabriqué exclusivement à base d’autres vinyles, aucun crédit n’est mentionné à l’intérieur du livret que Kid Koala a transformé lui-même en bande dessinée. Lorsque j’aborde la question, il sourit en jetant un regard incertain vers Lucinda, la relationniste du bureau de Ninja Tune à Montréal, occupée à discuter avec un vendeur de Disquivel. «La version officielle, c’est que j’ai fait une liste de tous les disques que j’ai utilisés, je l’ai donnée à Ninja Tune, et ils ont négocié les droits…, finit-il par répondre avec un sourire en coin. Écoute, ils voulaient que je fasse un album exclusivement à base de vinyles; ils ont donc la responsabilité de s’occuper de l’aspect légal… Mais on n’est pas censés parler de ça…»
Bon, avant de terminer, changeons de sujet, question de ne pas mettre notre homme dans le pétrin… Bullfrog, la formation funk au sein de laquelle Kid Koala a fait ses premières armes, articipe à deux pièces du disque, et accompagnera le D.J. dans sa tournée européenne et américaine avec DJ Food, qui suivra la sortie du disque. Une association naturelle et un coup de pouce incroyable pour Bullfrog qui n’était qu’un juste retour des choses pour le Kid: «Je n’aurais jamais pu accoucher d’un disque comme Carpal Tunnel Syndrome, si je n’avais joué dans Bullfrog. Faire de la musique en groupe est ce qui me nourrit le plus artistiquement. Parce que mon rôle au sein du groupe n’est pas que de faire des solos à des moments précis, mais aussi de m’intégrer à la musique. Cette intégration et leur ouverture d’esprit m’ont aidé dans la conception de ma propre musique. Bullfrog m’a appris à ne jamais trop en faire et à acquérir une certaine musicalité. Mais je ne fais que commencer. Je suis content de mon disque; je sais qu’il n’est peut-être pas convaincant à tous les niveaux, mais je suis persuadé qu’il représente bien ma capacité créative actuelle avec les disques que j’avais en main à ce moment précis. Mais il me reste tellement de choses à apprendre…»_________
Carpal Tunnel Syndrome (Ninja Tune/Outside)
En magasin le 12 février
Les 200 premiers exemplaires donnent droit à un billet pour le spectacle-lancement du 25 février, au Lion d’or.